Les erreurs de frappe du réel
Un seul A vous manque et tout est ruiné, par la volonté d'une finance en folie déconnectée du réel. Le philosophe Jean-Paul Jouary fait un détour par Aristote pour nous rappeler les fondamentaux d'une économie saine dans sa nouvelle chronique.
Les vraies richesses sont celles de la nature. C’est moins leur acquisition que l’usage qui est l’objet de la science économique. Aristote
Il y a vingt cinq siècles, Aristote établissait une distinction entre deux usages de la monnaie : inventée pour faciliter les échanges, comme moyen intercalé entre deux marchandises propres à satisfaire des besoins humains, la monnaie peut aussi servir de point de départ et d’arrivée d’une autre sorte d’échange. Dans ce cas, elle devient une fin en soi : j’investis mon argent de sorte que plus d’argent me revienne. Et dans ce cas, les besoins humains deviennent des moyens d’enrichissement, si bien qu’Aristote excluait cette circulation monétaire de l’économie, les seules “vraies richesses” étant pour lui “celles de la nature” (dans une société esclavagiste le rôle du travail ne peut apparaître dans la formation de la valeur) : “C’est moins leur acquisition que l’usage qui est l’objet de la science économique” . Formidable découverte : tout enrichissement par voie monétaire se retourne contre l’économie (“réelle”, dit-on aujourd’hui) et tourne le dos à la satisfaction des besoins humains.
Vingt-cinq siècles plus tard, un bruit qui court sur une banque, une faute de frappe d’une “agence de notation”, une déclaration sur l’état d’un pays, et voilà des salaires réduits, des usines qui ferment, des gouvernements qui tombent, des services publics que l’on démantèle. L’époque est vertigineuse : ce n’est plus la finance mais quelques mots sur la finance qui brisent des millions de vies. Et loin d’entraîner un débat sur les moyens de casser cette logique mortifère, ce gâchis matériel et humain devient aussitôt un argument de campagne électorale : chaque candidat est sommé de dire comment il compte obéir aux exigences des agences de notations et aux organismes financiers qui en énumèrent les exigences.
C’est ainsi que ceux-là mêmes qui dissertaient sur la finance comme moteur essentiel de l’économie découvraient il y a trois ans que cette finance jouait contre « l’économie réelle », ce qui constitue un aveu que les marchés financiers organisent bien une “économie irréelle” dont ils font le principe même de l’organisation du réel. Aristote, Rousseau et Marx avec lui, nous demanderaient s’ils étaient parmi nous, par quel prodige un peuple qui a son appareil productif et son savoir-faire, ses besoins et ses moyens, peut en quelques jours être déclaré en faillite et condamné à plus de pauvreté pour le plus grand nombre.
En 1967, dans un livre à relire et méditer, La société du spectacle, Guy Debord écrivaient quelques phrases qui résonnent fort aujourd’hui :
Le spectacle soumet les hommes vivants dans la mesure où l’économie les a totalement soumis.
Il parlait d’une “évidente dégradation de l’être en avoir” et d’un “glissement généralisé de l’avoir au paraître”. “Le spectacle est le gardien de ce sommeil” et à sa racine on trouve “la spécialisation du pouvoir”. C’est fait : la vie est désormais soumise à des signes, des mots, des images au travers desquels les humains sont soumis à certaines formes de domination économique et politique.
Le symbole restera dans l’histoire : la Grèce et l’Italie viennent de se voir imposer deux dirigeants issus de la même institution financière américaine (Goldman Sachs) qui n’a pas peu joué dans la crise financière mondiale, dont ils sont chargés de faire payer les conséquences à leurs peuples. C’est un métier : des organisations internationales aussi discrètes qu’importantes forment à ce genre de tâches politiques, et ce n’est pas par hasard si les deux dirigeants grec et italiens sont membres de la “Commission trilatérale” et du ” Club Bilderberg”. La France n’est pas en reste : toute la campagne présidentielle en cours est d’ores et déjà traversée par le spectacle de l’irréel promu démiurge du réel.
NB : A lire, bien sûr, Aristote (Politiques), Rousseau (Projet de constitution pour la Corse), Marx (Le capital, Livre I) et Guy Debord (La société du spectacle). Rien n’est plus moderne, même si les analyses de la crise financière occasionnent un grand nombre d’ouvrages passionnants.
Poster réalisé par Marie Crochemore pour Owni /-)
Illustration de Temari09 cc-bync via Flickr
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