OWNI http://owni.fr News, Augmented Tue, 17 Sep 2013 12:04:49 +0000 http://wordpress.org/?v=2.9.2 fr hourly 1 Les bio-bidouilleurs s’enracinent http://owni.fr/2011/09/15/diybio-biohaklab/ http://owni.fr/2011/09/15/diybio-biohaklab/#comments Thu, 15 Sep 2011 10:46:10 +0000 Marion Wagner http://owni.fr/?p=79478 Un bain-marie, des agitateurs, une centrifugeuse, deux frigos (dont un pour les bactéries), une machine PCR (polymerase chain reaction, réaction en chaîne par polymérase, qui permet de séquencer le génome)… Tout le matériel, ou presque, accumulé par La Paillasse, le premier biohacklab français, vient de Génopôle, LE lieu de la recherche en génétique en France. Un donateur institutionnel et généreux dont la directrice de la recherche salue la « démarche citoyenne » des défenseurs du DIY (Do It Yourself, faites-le vous même) et de l’open source.

« Il nous manque encore les consommables, des enzymes, des bactéries. Je ne sais pas comment on va s’approvisionner auprès des fournisseurs, ils n’ont pas l’habitude de traiter avec des associations. C’est l’inconnu, nous sommes les premiers en France », explique Théotime, l’un des co-fondateurs de La Paillasse qui, greffés au /tmp/lab, pionnier des hackerspaces en France, est aujourd’hui accueilli par l’Electrolab, hacklab situé dans la zone industrielle de Nanterre.

DIYbio, kesako ?

Le mouvement naît à Boston, aux Etats-Unis, il y a 3 ans autour du DIY Biogroup, fondé par des chercheurs du MIT et de Harvard. Après les kits de petits chimistes, l’astronomie du dimanche, le lancement du modèle réduit de Saturne en avril 2009, les amateurs s’emparent aujourd’hui des laboratoires de génie génétique. On peut en effet  désormais, grâce aux progrès dans la connaissance de l’ADN depuis sa découverte, en 1953, imaginer créer des circuits génétiques chez soi, avec du matériel de laboratoire assez simple :

L’idée est que la biologie est devenue une technologie, on n’a pas fait mieux que les cellules, explique Thomas, thésard en biologie de synthèse et formé à Normale Sup et co-fondateur de la Paillasse. Cette miniaturisation est la seule nanotechnologie qui fonctionne. Et comme on dispose de pièces modulaires pour fabriquer des circuits génétique, il est possible de créer des circuits chez soi, avec du matériel de laboratoire assez simple.

C’est autour de la biologie synthétique que la Paillasse est née. Une nouvelle discipline, à la croisée entre biologie, chimie, informatique et ingénierie. Elle consiste à modifier les génomes de micro-organismes, bactéries ou levures, en y introduisant des gènes supplémentaires, de manière à les détourner de leurs fonctions naturelles. Exemple : faire produire de l’artémisinine, utilisée dans la lutte contre le paludisme, à une bactérie dont les voies métaboliques ont été modifiées par la main de l’homme.

Pour ça, achetez un génome de synthèse, produit chimiquement et conçu par informatique, en quelques clics sur Internet. Comptez de 300 à 500 €. Ou, en mode Do it yourself, faites-le vous même grâce au répertoire de composants biologiques standards, open-source, de la fondation BioBricks mis au point par chercheurs et enseignants du MIT : « C’est très simple de manipuler le vivant », rappelle le thésard en biologie de synthèse.

Bien sûr, « le risque est différent en biologie qu’en électronique ou en mécanique. Une cellule bactérienne génétiquement modifiée qui tombe par terre peut interagir avec son environnement ».

D’où le crédo affiché sur la page d’accueil de diybio.org [en], « l’institution des biologistes amateurs » : accessibilité, citoyenneté, amateurisme, ingénierie, ouverture, sécurité et code de conduite. « Il faut des autorisations pour faire modifier génétiquement des organismes, et on ne veut pas se heurter aux règlements. Mais on peut avoir des approches très intéressantes de la génétique, même sans faire de mutations actives » :

On va faire quelques manipulations, mais gentiment. Nous sommes des gens curieux, nous voulons explorer la nature, nous avons des outils à notre disposition, il n’y a pas de raison de s’en priver.

Il y a un truc dans mon yaourt

Une fois la petite communauté parisienne créée autour de ce noyau dur, les premiers projets émergent : un microscope open-source, avec une lentille de téléphone portable, ou encore des yaourts dont les ferments lactiques sont génétiquement modifiés pour produire la GFP (green fluorescent protein) : éclairé par une lumière bleue, le yaourt se colore en vert, et brille… Effet garantit en boîte de nuit.

L’idée est de favoriser l’accès à l’information qui nous constitue, nous et notre environnement. Aujourd’hui la biotechnologie est devenue routinière. On établit des diagnostics à partir du séquençage d’un génome, les OGM nous entourent. Or ce sont des termes difficiles à comprendre. L’information génétique est partout et personne ne peut y accéder.

Aujourd’hui la Paillasse veut être un laboratoire de biotechnologie ouvert et transparent. Les citoyens doivent avoir dans leurs mains un contre-pouvoir pour participer aux choix sociétaux concernant l’utilisation de ces technologies. D’ici 10 ou 15 ans nous aurons peut-être notre génome encodé sur notre carte Vitale. Si elles sont complètes, ce sont des informations qui peuvent être dangereuses puisque elles nous sont propres.

Une démarche qui a tout son intérêt semble-t-il, si l’on se fie au dernier sondage Le Monde/La Recherche, intitulé « Les Français et la science » : 25 % des Français ignorent ce que sont les nanotechnologies, dont les nanoparticules sont pourtant présentes dans certaines raquettes de tennis, rouges à lèvre, des crèmes solaire, produits d’entretien pour chaussures qui « nourrissent, protègent et ravivent les couleurs pour toutes les matières »… Autre constat, les Français se fient à la science, mais pas aux chercheurs. Et aux biohackers ?

Musique, maëstro

« Nous sommes ouverts aux nouveaux projets, tout le monde est bienvenu » (aux réunions hebdomadaires, à 20h tous les jeudis à la Gaité Lyrique, NDLR). L’accueil est chaleureux dans ce temple parisien des nouvelles technologies. On y parle beaucoup, et on boit quelques bières. Face à son ordi, Sam, neurohacker, à mi-chemin entre le Tmp/Lab et la Paillasse, teste son interface cerveau-machine.

Il mesure l’activité électrique de nos cerveaux grâce à un casque équipé d’une électrode, acheté 150€ sur Internet. L’infrarouge proche éclaire l’intérieur du cerveau et détermine sa consommation d’oxygène. En distinguant l’activité musculaire de notre gros muscle et ses ondes cérébrales, il peut modéliser celles-ci, en musique, grâce au programme, libre, qu’il a développé.

Cela permet de détecter les changements d’états mentaux. La suite de notes est pré-écrite, on change d’octave en fonction de l’activité du cerveau. Les sons aigus correspondent à la réflexion, les sons graves au repos.

L’idée, c’est d’interpeller les gens. On peut visualiser son état mental avec de la musique, on peut voir à l’intérieur du cerveau en quelque sorte, ce qui est interdit. Ce n’est pas le contrôle qui m’intéresse,  l’idée est de créer des choses intéressantes musicalement, de faire réfléchir les gens sur les émotions que peuvent produire leur cerveau, et réagir à celles-ci.

Allez, un petit son pour la route, avec Neurohack au repos, puis en activité :
Sleep by Owni Son
Activity by Owni Son


Images CC-BY-NC macowell et CC-BY-SA Mac, sons Neurohack /tmp/lab.

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Internet, ADN : “Nous vivons un nouvel âge d’or de la piraterie” http://owni.fr/2011/01/03/internet-adn-nous-vivons-un-nouvel-age-dor-de-la-piraterie/ http://owni.fr/2011/01/03/internet-adn-nous-vivons-un-nouvel-age-dor-de-la-piraterie/#comments Mon, 03 Jan 2011 07:30:12 +0000 Sabine Blanc http://owni.fr/?p=40401 L’organisation pirate, essai sur l’évolution du capitalisme par Rodolphe Durand et Jean-Philippe Vergne, respectivement professeur et chercheur en sciences sociales à HEC Paris (entre autres…). L’attelage était trop surprenant pour ne pas attirer l’attention du radar de la soucoupe. Car avouons-le, le cliché HEC = business man pas très rock-and-roll trottait encore dans notre tête. Après un entretien avec un de ces auteurs, qui a déboulé dans l’open space avec des chaussures de type Dr. Martens et un tee-shirt orné de la tête stylisé de Jack Nicholson dans Shining, au cours duquel il a été question de leur collaboration avec un groupe de rock dans le cadre de ce travail, le cliché avait perdu de sa superbe. Comme nous l’a expliqué Jean-Philippe Vergne, HEC n’a pas qu’un seul visage lisse comme celui d’un jeune cadre dynamique. Le projet se démarque aussi de cette image par sa grille de lecture, celles des sciences de l’organisation, ou organisationologie, comme les auteurs l’appellent, “une approche pluridisciplinaire des phénomènes organisés”. Elle est à même selon eux de saisir la complexité de leur sujet et s’inscrit dans une volonté d’ouverture d’HEC hors du monde traditionnel des affaires, en mettant en valeur les ponts avec les recherches en sciences sociales effectuées dans l’école de commerce. À cet effet, le centre d’études Society and organizations a été lancé en 2008.

Si l’on peut contester parfois leurs analyses – le capitalisme, autour duquel s’articule leur réflexion est  un sujet trop complexe pour mettre tout le monde d’accord -, cet ouvrage dense et transversal n’en est pas moins stimulant. L’entretien avec Jean-Philippe Vergne fut riche, prolongé et attira autour de la table aussi bien Sylvain Lapoix, d’OWNIpolitics, que Martin Clavey, d’OWNIsciences et Jean-Marc Manach.

Poster Marion Boucharlat CC pour OWNI /-) Cliquez pour l'ouvrir en grand.

Pour bien comprendre le cadre de votre réflexion, posons d’abord les termes clés de votre ouvrage : vous décrivez l’organisation pirate comme “la conjointe sans cesse répudiée du capitalisme” (p 83), une contingence du capitalisme que vous liez de façon essentielle à la notion de territoire et de normalisation par l’État souverain.

Si l’on regarde ce qui se passe au niveau historique, on a toujours au cours de l’histoire du capitalisme des organisations pirates qui émergent et qui contestent certaines normes qui sont imposées par des États qui contribuent à mettre en place et diffuser ce capitalisme. Il y a donc toujours une relation d’attraction et de répulsion entre l’État et les organisations pirates. Il en a à la fois besoin, puisqu’elles permettent de diffuser de nouvelles normes, de produire certaines innovations, il en a parfois même besoin pour s’y allier et lutter contre d’autres États. Et en même temps, l’État est l’ennemi de l’organisation pirate dans la mesure où elle conteste son monopole quand il impose des normes sur des territoires.

Ainsi, au XVIIe siècle sur les mers, les États européens principalement, qui avaient fait des grandes découvertes -les Indes orientales et occidentales, les Amériques-, avaient déclaré des monopoles sur les routes commerciales pour échanger des épices entre l’Europe et ces territoires qui deviendront plus tard des colonies. À cette époque, il existait déjà localement depuis des décennies des commerçants qui possédaient leurs navires, et qui, du jour au lendemain, du fait des monopoles, attribués par les États européens aux compagnies des Indes, ont été déclarés pirates. Il sont devenus des pirates d’une manière un peu particulière, c’est-à-dire qu’ils étaient utilisés par certains États européens pour contrer leurs concurrents. Les Hollandais se sont par exemple alliés avec certains pirates locaux contre l’Espagne autour de ce que l’on appelle aujourd’hui l’Indonésie. Du coup, ces pirates étaient considérés comme des corsaires lorsqu’ils travaillaient pour un État et comme des pirates par les autres. La notion de pirate est relative. Tout corsaire est un pirate du point de vue d’une certaine personne. En revanche, tous les pirates ne sont pas corsaires, certains refusent constamment d’être rallié à un État, c’était assez rare en mer au XVIIe siècle et au XVIIe siècle: l’équipage de Barbe Noire était une exception. La plupart des pirates connus sont passés d’un État à l’autre, se vendant parfois au plus offrant, parfois à ceux qui leur accordaient un asile, pour des raisons religieuses, politiques, culturelles, etc. Il y a une multitude d’intérêts en jeu.

Une approche basée sur les travaux de Deleuze et Guattari

Pour finir de poser ce cadre, vous avez donc choisi de prendre comme point de naissance du capitalisme les premières grandes découvertes, pour quelles raisons ?

La question de la définition du capitalisme est une question délicate. Certains ont une approche historique, et le font commencer au XII-XIIIe, avec les premières grandes cités marchandes, en Italie, par exemple. Les économistes pour la plupart n’ont pas d’avis sur la question, pour eux le capitalisme c’est en gros l’économie de marché, cela existerait donc depuis l’Antiquité, depuis qu’il y a des sociétés humaines, des villages organisés.

Notre approche est un peu différente, nous nous basons sur les travaux de deux philosophes, Gilles Deleuze et Félix Guattari, qui ont eu recours à des travaux philosophiques, psychanalytiques et anthropologiques. Ils définissent le capitalisme principalement par rapport à l’époque féodale : c’est un mode d’échange dans une société qui permet la rencontre de flux déterritorialisés, de flux de capital et de travail. Ce n’était pas possible à l’époque féodale car il y avait un système de seigneuries, avec des paysans qui étaient des esclaves, des serfs, attachés à une terre, quand elle était vendue à un autre vassal, ils étaient vendus avec. Le capital et le travail étaient rattachés  à la terre. À partir du moment où le système féodal s’effondre, toutes sortes de pressions sociologiques, démographiques, comme par exemple l’exode rural, font que cette force de travail et les capitaux deviennent mobiles. À partir de là, il peut y avoir un calcul quasi systématique de la façon dont ces forces sont organisées pour créer des entreprises -cela peut être envoyer un navire en Indonésie. Les codes féodaux s’effondrant, on arrive dans une société décodée, déterritorialisée.

Cette rencontre ne peut s’opérer que sur un territoire rendu homogène, ce qui n’était pas le cas avant, même dans l’Italie du XIIIe, chaque cité avait ses droits de douane, ses unités de mesure, son armée. Là on voit apparaître l’État souverain qui impose des normes homogènes sur le territoire dont il a pris le contrôle d’un territoire, cette circulation peut alors s’opérer et forcément, elles définissent une inclusion et une exclusion. C’est là qu’apparait l’organisation pirate, qui remet en cause la norme.

Un exemple flagrant, c’est le moment où la compagnie des Indes orientales hollandaises arrive en Indonésie et s’aperçoit que la compagnie équivalente des Espagnols et des Portugais est arrivée avant eux et a dit : “la route que j’ai empruntée pour venir, je la décrète monopole de la couronne portugaise”. Les Hollandais contestent et sont qualifiés de pirates.

Donc pas de capitalisme, pas de pirate ?

À un niveau théorique, je ne sais pas, à un niveau empirique, si on regarde ce qui se passe depuis les débuts du capitalisme, que nous situons dans le livre au moment des premières grandes découvertes, effectivement, on voit que l’organisation pirate surgit à chaque grande période de mutation du capitalisme : la révolution commerciale avec les grandes découvertes des Amériques et des Indes, les pirates arrivent sur mer. Puis la révolution des télécoms avec les premières radiodiffusions, des radio pirates apparaissent contre lesquelles luttent des États, qui peuvent même aller les éliminer sur des plates-formes maritimes depuis lesquelles elles émettent, en envoyant l’aviation, l’armée. Il y a aussi les communications téléphoniques: aux États-Unis le monopole de AT&T, contesté par des phone phreaks qui rejettent l’idée que l’État puisse avoir un monopole sur le contrôle des réseaux de communication et considèrent donc qu’ils devraient pouvoir utiliser ce réseau librement, en l’occurrence cela peut aussi vouloir dire sans payer.

Ensuite, il y a la révolution numérique, avec la mise en place d’un nouveau réseau de communication, Internet. Encore une fois l’organisation pirate conteste certaines modalités d’imposition de normes par l’État. Il peut s’agir du filtrage du Net, des droits de propriété de certains contenus. Encore plus récemment est arrivée la révolution des biotechnologies, les États essayent de contrôler les normes qui peuvent être imposées sur la recherche en biogénétique, par exemple, ce qui peut être breveté ou pas. Il y a tout une série d’organisations pirates, qui vont des petits groupements d’amis qui font du DIY bio (do it yourself, ndlr) dans leur garage pour s’amuser, à des organisations beaucoup plus complexes et financées, comme Celera Genomics, qui vise à concurrencer les États dans la recherche en biogénétique et finalement, créer de nouvelles espèces vivantes brevetées, en dehors de toute légalité.

De l’influence positive des pirates des mers

Vous avez souligné que la piraterie influe sur le capitalisme, vous avez des exemples concrets où l’on voit qu’elle le remodèle ?

Des travaux historiques se sont focalisés sur des normes développées par des organisations pirates en mer, elles pouvaient être très différentes de celles que l’on trouvait à bord de la navire marchande ou de la marine de guerre d’État au XVIIe. Elles pratiquaient un embryon de démocratie à bord; ils pouvaient élire le capitaine, le révoquer s’il ne faisait pas son travail, n’agissait pas dans l’intérêt de la communauté, alors qu’on avait à la même époque de véritable dictature où le capitaine avait un droit de vie et de mort sur n’importe quel membre de l’équipage. Certaines organisations pirates acceptaient des femmes à bord et des Noirs, deux gros interdits dans la marine d’État à l’époque. Ces travaux ont montré qu’en fait, au fur et à mesure que la piraterie en mer a décliné, au XVIII et XIXe siècle, ces gens-là se sont reterritorialisés d’une certaine manière, ils sont arrivés dans les colonies anglaises en Amérique avec leurs normes, et elles se sont diffusées, et cela représentait une part importante de la population à l’époque. Les travaux de Christopher Hill, notamment, montrent que ces normes ont été une influence importante dans la révolution américaine. Aujourd’hui, quand on regarde les principales sociétés capitalistes, ce sont des démocraties basées sur ces normes-là.

Dans cet exemple, la piraterie influe de façon positive, qu’en est-il aujourd’hui ? Par exemple sur la question des droits d’auteurs, remis en cause par le piratage des disques, des films etc.

Que les normes évoluent dans un sens positif n’est pas une nécessité… Prenons deux exemples contemporains qui, justement, semblent évoluer dans des directions opposées, et laissons à chacun le soin de déterminer ce qui est “positif” et ce qui ne l’est pas.

Premier cas, la piraterie informatique. En retraçant les origines de l’open source, on se rend compte à quel point le rôle des organisations de cyberhackers qui promouvaient le free software a été important. Entre le copyright version “hard” (avec DRM et tout le toutim) et le copyleft un peu idéaliste et dépouillé de toute contrainte, il existe aujourd’hui une multitude de droits intermédiaires qui sont autant de variations générées sur le long terme par l’action des organisations pirates. D’une certaine manière, le développement communautaire “libre” du système UNIX puis la réclamation de royalties pour ce produit par l’entreprise AT&T en 1982 préfigure l’avenir, car c’est alors la première fois que les différentes composantes du concept de “propriété” apparaissent au grand jour dans l’industrie du software – ou plus généralement dans les industries “collaboratives”. La propriété apparaît alors comme un déterminant essentiel de l’innovation, de sa diffusion, et de la répartition des profits que cette dernière génère – que ce soit en termes monétaires ou réputationnels. Dès lors, les questions essentielles sont posées: comment définir le nouveau ? (problème de l’innovation); dans quelle mesure, par quels canaux, et à quelle vitesse l’innovation doit-elle se propager ? (problème de la diffusion) ; comment répartir les flux de capitaux et de prestige générés par l’innovation et sa diffusion? (problème de l’attribution).

Deuxième exemple, la piraterie du vivant. Des organisations pirates, telles que la secte Raël ou l’entreprise Celera Genomics, ont vocation à générer du profit et du capital réputationnel à partir de la manipulation de l’ADN (clonage, vie synthétique, création de nouvelles espèces en laboratoire). Comme les pirates du Net, les pirates de l’ADN font fi des monopoles et des normes souveraines – elles opèrent dans une zone grise du capitalisme et comptent bien imposer leurs propres règles au jeu de l’innovation biogénétique. Seulement voilà, cette fois-ci, c’est vers la privatisation croissante du vivant que ces organisations pirates s’orientent : capitaux privés, laboratoires clandestins hors de tout contrôle souverain, et dépôts de brevets qui excluent le public des découvertes réalisées. On est loin de l’idéal du freeware !

“Le fait de commettre un délit ou un crime en mer ne fait pas de quelqu’un un pirate”

Sylvain Lapoix : Aujourd’hui, il existe des gens que l’on appelle pirates en Somalie par exemple et qui se sont développés dans des pays qui étaient avant colonisés, dont la norme était fixée par l’autorité coloniale. Que partagent-ils avec les pirates de la période moderne ?

C’est peut-être un des aspects les plus surprenants de notre ouvrage, on en vient à considérer que les pirates en Somalie ne sont pas des pirates de notre point de vue. Pour nous, la piraterie se développe dans les zones grises du capitalisme, dans les territoires qui ne sont pas encore tout à fait normalisés où dans lesquels elles sont très contestées. Or en mer, depuis la convention de Paris du milieu du 19e siècle, il n’y a  plus de contestation. Tous les États souverains de la planète se sont entendus sur des règles qui définissent quelles sont les eaux territoriales, celles où tel État a la souveraineté et celles où aucun État ne l’a, il ne peut donc plus y avoir de piraterie. De manière équivalente, à partir du moment où il n’y a plus de distinction possible entre un pirate et un corsaire, il n’y a pas de piraterie. Et on voit bien aujourd’hui en Somalie, il n’y a pas de corsaire. Il y a des armées conventionnelles qui sont envoyées, et des brigands. Si ces Somaliens qui se baladent sur une barque avec un kalachnikov au lieu de braquer un navire, se baladaient sur la terre ferme 50 km plus loin et braquaient un convoi de jeeps, on ne les qualifierait pas de pirates. Il y a une ressemblance de forme mais le fait de commettre un délit ou un crime en mer ne fait pas de quelqu’un un pirate.

Notre époque contemporaine voit se multiplier les territoires : ondes, Internet, ADN, bientôt l’espace peut-être. Est-ce à dire que nous vivons un nouvel âge d’or de la piraterie ?

Effectivement, nous pensons qu’il y a un nouvel âge d’or de la piraterie, principalement sur Internet avec les cyberhackers et dans les territoires biogénétiques. Dans ce dernier, certaines organisations sont de pacotille, ainsi la secte Raël. Elle présentent toutes les caractéristiques d’une organisation pirate : un groupe de gens qui va résister à l’État en général et à plusieurs en particulier, il va chercher toujours à se localiser en dehors des frontières des États souverains, il est très mobile, va aller dans des paradis fiscaux, tantôt aux Bahamas, tantôt en Israël, en Floride, et propose quelque chose qui n’est tout simplement pas légitime, c’est-à-dire cloner des êtres humains. On est dans une zone grise totale, il n’y a pas encore de législation internationale sur le clonage humain, certains États ont l’air pour, d’autres contre, beaucoup n’ont pas encore légiféré à ce sujet.

Certaines organisations font la même chose de manière beaucoup plus sérieuse et crédible, et parviennent à des résultats assez impressionnants. Nous donnons l’exemple du Craig Venter Institute, qui a récemment élaboré la première bactérie entièrement synthétique en laboratoire.

Martin Clavey : Ce n’est pas vraiment une production du vivant, ils ont copié et non fabriqué par eux-mêmes une bactérie qui n’existe pas.

Jean-Philippe Vergne : C’est la prochaine étape annoncée, le leader de cette organisation était impliqué dans le décryptage du génome humain, ensuite il a été à l’origine du premier chromosome synthétique, il y a quelques mois c’était la bactérie, et son projet c’est de créer de nouvelles espèces vivantes. Avant il opérait dans une organisation corsaire, le National Health Institute, où il faisait de la recherche pour le compte du gouvernement américain, et au bout d’un moment, il a dit : “cela ne m’intéresse plus, il y a trop de contraintes, vous changez d’avis tout le temps sur ce que l’on a le droit de faire, de ne pas faire, je m’en vais chercher des capitaux privés pour faire ma recherche dans mon coin.” Il va enregistrer ses sociétés dans des endroits où il sera tranquille au niveau fiscal et légal. Il exploite le trou dans la législation et dans les normes, on différencie beaucoup la légalité de la légitimité dans le livre.

La cause publique défendue : l’expropriation légitime

Vous évoquez à ce sujet la notion de cause publique…

Oui, c’est une notion importante pour la plupart des organisations pirates, même si elle n’est pas forcément revendiquée. En quelques mots, la cause publique défendue par l’organisation pirate est celle de l’expropriation légitime, que nous opposons aux modes d’appropriation légitime encadrés par l’État souverain. Cette cause est publique à plusieurs niveaux : elle s’inscrit contre une forme d’appropriation exclusive, c’est-à-dire qui exclut le plus grand nombre au profit d’une poignée d’individus ; elle se propose de rendre visible, publiquement, les mécanismes dissimulés derrière les échanges économiques, afin de montrer qu’ils n’obéissent pas à des lois “naturelles”, mais à des règles produites socialement par des différentiels de pouvoir, et que l’on pourrait très bien changer (il y a là une dimension pédagogique de la cause publique, qui cherche à révéler que d’autres modèles d’échange sont possibles). L’action des organisations pirates sur Internet, des Legions of the Underground qui combattent la censure du Net en Chine à Anonymous qui soutient la croisade de WikiLeaks pour la transparence, illustrent parfaitement cette idée : de leur point de vue, certaines informations devraient légitimement être et rester publiques ; si ce n’est pas le cas, alors il devient légitime de forcer un peu la main de ceux qui les détiennent.

Sylvain Lapoix : Cette piraterie est sympathique mais il y des nombreux hedge funds qui profitent de zones grises de la finance pour faire de fausses opérations. Eux aussi ce sont des pirates ?

Il y a effectivement un ouvrage de Philippe Escande et Solveig Godeluck, qui développent cette thèse, Les pirates du capitalisme. Notre approche est différente, en s’articulant autour de la notion de territoire. Dans le cas des hedge funds, on ne voit pas trop quel serait le territoire qui serait piraté. On est dans des actes qui consistent à exploiter la concurrence entre des États. Les gens ont une image du capitalisme assez simpliste; le capitalisme, c’est la concurrence entre les entreprises, mais c’est aussi et peut-être même surtout la concurrence entre les États et les individus. Quand les États ont des législations différentes en matière d’investissements financiers, des organisations se créent pour exploiter ces différences, entre deux taux d’imposition sur un produit financier par exemple. Avec les hedge funds, on est soit dans ce cas-là, soit dans le cadre d’organisations criminelles qui font des choses qui ne sont pas légales.

Quelles sont les permanences et les changements des organisations pirates actuelles par rapport à celles des débuts ?

Il y a beaucoup de ressemblances. Si on compare les organisations pirates en mer au XVIIe siècle et les cyberhackers, on a dans les deux cas des gens qui opèrent en réseau, qui ont des hubs dans lesquels ils peuvent se réunir, c’était par exemple dans les Caraïbes au XVIIe siècle et c’est aujourd’hui dans la toile les forums ou même des lieux géographiques, comme les conférences de hackers. Ils utilisent des pseudos aussi. Cela permet à la fois de rester anonyme et d’accumuler une réputation, la notion d’ego est présente, les gens peuvent être motivés par autre chose que l’appât du gain; la prouesse technique, l’idée de dépasser une frontière, faire mieux que ce qui a été fait avant peut être suffisant. On a aussi l’idée d’opérer avec un vaisseau : les pirates des mers c’est un navire, les pirates informatiques, un ordinateur. On a un phénomène de capture d’un navire, qui va faire ensuite partie de l’organisation pirate. Chez les cyberhackers, on capture des ordinateurs pour ensuite organiser ce que l’on appelle un botnet, c’est ce qui a été fait par le collectif Anonymous suite à l’affaire WikiLeaks.

Ce n’est pas un peu différent dans ce cas là ? Les internautes ont prêté volontairement leur ordinateur grâce au logiciel LOIC…

Effectivement, je ne sais pas si c’est nouveau [On se tourne alors vers Jean-Marc Manach, notre mémoire du web à tous :)]

Tu connais des précédents à LOIC ?

JMM : Oui, il y avait eu l’Electronic Disturbance Theater (EDT) [en] qui avait lancé FloodNet, pour attaquer l’ambassade du Mexique en soutien à Marcos durant l’année 1998. C’était public, sous forme de page qui relançait des frames à l’intérieur de frames. Il y a aussi eu des actions au moment de la guerre en Yougoslavie, la toywar également. Ces outils mis à disposition n’ont pas vraiment fait florès dans le sens où il n’y a pas un logiciel libre qui aurait été constitué avec plein de déclinaisons.

Jean-Philippe Vergne : C’est intéressant, on retrouve cette idée de cause publique, on a une organisation qui estime pratiquer une forme expropriation légitime et que cela défend une forme d’intérêt général.

Sur les variations, si on prend le cas de Craig Venter Institute, on a l’impression qu’il défend une cause publique mais d’une manière un peu inversée. Il ne cherche pas à rendre accessible et à faire de l’ADN un bien commun, comme on l’a fait avec les mers, comme on essaye de le faire avec les ressources lunaires, ou l’air, etc; non lui il veut privatiser des séquences d’ADN, il veut pouvoir privatiser de nouvelles espèces, qu’il va créer. Le défenseur des intérêts privés, c’est cette organisation pirate. Mais si on observe son discours il est quand même influencé par cette idée de cause publique, puisqu’il explique qu’en privatisant une séquence d’ADN, cela va permettre de générer un profit, de financer de l’innovation, qui permettra à terme, parce qu’elle a été privatisée, de bénéficier au plus grand nombre. On retrouve l’État souverain, qui d’habitude a tendance, lorsqu’il y a de nouveaux territoires, à tenir des arguments similaires.

Le temps des organisations transnationales

”Les pirates semblent défendre le droit de se lancer dans des entreprises privées à leur compte” (p 106), face à la naissance de monopoles. La piraterie a-t-elle un fond historique libertaire ? Le retrouve-t-on actuellement ?

On essaye de ne pas trop généraliser car les organisations pirates ne sont pas un ensemble homogène. Aujourd’hui, on retrouve effectivement dans certains organisations pirates, que ce soit sur Internet ou dans le domaine de la biogénétique, cette volonté de favoriser une concurrence plus libre entre les organisations c’est-à-dire sortir du monopole d’État. Si on regarde le cas de la piraterie sur Internet, les personnes qui travaillent sur les identités des cyberhackers remarquent qu’il existe des différences dans différentes régions du monde. On va retrouver des hackers un peu libertaires en Europe ; en Chine, ils sont plutôt nationalistes et ont tendance, même s’ils ne sont pas liés directement à l’État, à essayer de promouvoir des valeurs nationalistes ; et puis on a des communautés de hackers carrément anarchistes. La revendication de la lutte contre le monopole revient souvent mais ce n’est pas systématique.

Les pirates du présent peuvent même créer les futurs monopoles. Il y a un exemple connu assez marrant : Steve Jobs, qui a commencé étudiant comme phone phreaks, il fabriquait des blue boxes et il les vendait dans des campus en Californie pour que les gens puissent pirater le monopole d’AT&T et téléphoner gratuitement. Il a fondé ensuite Apple, qui n’est pas spécifiquement open source. Au début il y avait un petit drapeau pirate qui flottait sur le toit du siège social, il n’y est plus. On n’avait un activiste qui est devenu chef d’entreprise, s’il avait plus de parts de marché, cela ne le gênerait pas. Il y a beaucoup d’histoire comme ça, d’individus qui deviennent corsaires ou qui se rangent ou forment des monopoles dans leur carrière. Il y a une erreur à ne pas commettre quand on observe ce genre de phénomène: c’est de parler de récupération. Je ne crois pas qu’il y ait forcément une force qui opère au-dessus de ces gens-là et essaye de leur laver le cerveau. Je pense qu’il y a des intérêts différents à des périodes différentes.

Pour finir, vous évoquez la possibilité que l’on arrive à un carrefour possible actuellement, avec une remise en cause de l’État souverain normalisateur.

La grande nouveauté depuis l’apparition du capitalisme, c’est l’émergence d’organisations transnationales, donc l’émergence d’une notion de souveraineté qui dépasse les frontières de l’État. L’OMC, l’ONU, l’UE et même des ONG, qui vont par exemple essayer d’imposer des normes à toute une industrie au niveau mondial ou à un pan de l’activité humaine. De grandes multinationales sont aussi productrices de normes à cette échelle; des normes d’échange, des normes de fabrication. C’est un changement de la structure du capitalisme, les États souverains se retrouvent confrontés à un dilemme : d’une part ils continuent d’être attaqués, contestés dans certains territoires par les organisations pirates ; d’autre part leur souveraineté est aussi contestée au-dessus par des organisations méta-souveraines. Soit ils acceptent de se fondre dans une méta-souveraineté, et les arguments sont nombreux -notamment le fait que les organisations pirates aujourd’hui sont transnationales et donc assez puissantes gêner un État qui n’aurait pas cette dimension-, et les organisations criminelles posent des problèmes identiques. Autre solution, s’allier avec une organisation pirate ou une organisation criminelle, généralement de petits États ont fait ce choix. Ils décident de relâcher la normalisation dans leur territoire, au niveau fiscal, économique, des droits de l’homme. Les paradis fiscaux ont opté pour ce choix.

Notre sentiment, c’est que chaque État va devoir faire un choix. Il reste peu de marge pour rester complètement indépendant, à part quelques exceptions : des États tellement grands et puissants qu’ils peuvent se permettre de repousser cette échéance.

L’organisation pirate, essai sur l’évolution du capitalisme, Rodolphe Durand et Jean-Philippe Vergne, Le bord de l’eau éditions, 16 euros

http://www.organisationpirate.com/

Images CC Flickr Jamison Wieser ntr23 minifig quimby pasukaru76 – Une CC Marion Boucharlat pour OWNI /-)

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