Des militaires d’élite américains ont exécuté Oussama Ben Laden dans sa propriété d’Abbottabad, au Pakistan, sans s’être donné la peine d’avertir les autorités de ce pays. Une telle action n’a pas de réciproque possible. On n’imagine pas, par exemple, les services secrets britanniques venir sur le sol américain venger leurs morts en assassinant Wernher von Braun, inventeur des missiles V2 dont plusieurs milliers ont été lancés sur Londres pendant la Seconde Guerre mondiale et dont la fabrication a causé la mort de milliers de déportés employés à leur fabrication. Non, Wernher von Braun est mort dans son lit aux États-Unis, où il a eu le temps de participer au succès de deux grands mythes modernes de son pays d’adoption, la Nasa, qu’il a contribuée à créer, et la société Disney, avec qui il a réalisé des films éducatifs et prospectifs.
Ce destin n’a rien de comparable avec celui d’Oussama Ben Laden bien entendu : von Braun n’était qu’un ingénieur ayant mis ses recherches au service du Reich, de gré ou de force, tandis que Ben Laden est un chef de guerre et un chef religieux a priori totalement responsable de ses actes. Si je fais ce parallèle malgré tout, c’est parce que le mélange de recherche scientifique, de responsabilité militaire, de propagande politique et d’entertainment qui font la carrière de Wernher von Braun et qui constitue un mélange a priori farfelu est en fait une illustration typique du lien qui existe aux États-Unis entre science, armée, politique, propagande et industrie culturelle.
En effet, s’il semble naturel pour les Américains d’avoir exécuté un Saoudien sur le sol pakistanais, si cela nous semble logique à tous, ce n’est pas par respect pour la première puissance financière et militaire du monde ni par assentiment envers une justice expéditive des plus suspectes, c’est que nous avons déjà vu le film.
Nous l’avons vu sous différentes formes plus ou moins fantaisistes, par exemple dans The West Wing, où le président Bartlet commande à distance des opérations militaires de récupération d’otages, dans une mise en scène proche de celle de la désormais célèbre photographie du président Obama et de son équipe :
Nous l’avons aussi vu dans 24 heures Chrono ou dans Alias, séries dont même le climat de suspicion (qui manipule qui exactement, qui ment, quelle est la vérité ?) semble avoir inspiré la communication erratique de l’équipe gouvernementale américaine, plusieurs fois reconstruite : pourquoi n’y a-t-il pas de photo ? Pas de corps ? Comment Ben Laden a-t-il été surpris, était-il armé, a-t-il résisté, comment est-il mort ?…
On se rappellera de la première version qui avait été donnée lors d’une conférence de presse : se servant d’une femme comme bouclier humain, Ben Laden aurait été abattu d’une balle en pleine tête.
Dans l’émission Place de la Toile du 8/05, le philosophe des sciences Mathieu Triclot faisait remarquer que ce scénario était similaire à un épisode du jeu Call of Duty: Black Ops, édité il y a six mois par la société Activision et où le joueur, qui incarne un agent de la CIA, se retrouve à tuer Fidel Castro d’une balle en pleine tête alors qu’el commandante (qui s’avérera être un sosie) tente lâchement de s’abriter derrière une femme.
Dans les fictions qu’ils produisent, par exemple Mission: Impossible, les Américains sont habitués à trouver tout naturel d’entrer et de sortir de pays étrangers comme s’ils étaient chez eux ou de pratiquer leur justice sans s’embarrasser de droit international.
Le cinéma venait tout juste de naître quand le studio Vitagraph a produit son premier film de propagande, en reconstituant et en mettant en scène un épisode guerrier censé justifier la guerre hispano-américaine (1898) ; en 1933, le justicier Doc Savage explique à des Sud-Américains que son pays n’hésitera pas à les envahir s’ils ont la mauvaise idée d’attenter à ses intérêts en nationalisant leurs mines d’or ; les exemples de justification d’ingérence sont innombrables.
En revanche — et ce n’est pas un hasard —, les fictions américaines sont chargées de méfiance envers tout ce qui vient d’ailleurs. On peut trouver ça paradoxal concernant un pays qui s’est précisément construit et qui continue de se construire par l’accueil régulier d’étrangers, mais c’est plutôt rusé : en ne donnant à l’étranger que le choix entre un patriotisme exalté d’une part et, d’autre part, le soupçon d’être un saboteur, un poseur de bombes ou un assassin potentiel du président, il n’y a pas vraiment de marge de manœuvre.
Pas besoin de rappeler ici le nombre de fictions qui s’intéressent aux extra-terrestres, qualifiés d‘aliens (mot qui, on finira par l’oublier, signifie juste « étranger »), de visiteurs ou d’envahisseurs. Ce qui vient d’ailleurs est suspect et l’hyper-vigilance américaine a abouti à ce que ce pays ne soit, malgré des dizaines de guerres en un siècle, jamais véritablement attaqué sur son sol par d’autres pays
Outre les pays étrangers qui sont vus comme un terrain de jeu et l’étranger dont on se méfie, les fictions populaires américaines diffusent assez insidieusement plusieurs autres clichés, comme la figure du président des États-Unis — parfois trompé par ses conseillers mais foncièrement honnête et courageux, parfois même homme d’action, par exemple dans Air Force One ou Independance Day —, le goût pour la victoire et le refus systématique de la défaite militaire (qui ne saurait être que provisoire), comme le montre de manière éloquente le livre Diplopie, de Clément Chéroux, où l’on voit que la presse américaine a spontanément remplacé les images catastrophiques du World Trade Center attaqué par des clichés de pompiers érigeant le drapeau américain sur les ruines de Ground Zero dans une parodie d’une célèbre photographie de victoire lors de la bataille d’Iwo Jima.
En conclusion, je dirais une fois de plus que la frontière qui sépare la fiction de la réalité me semble bien fine, l’une servant souvent à justifier l’autre, et réciproquement.
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Billet initialement publié sur Le dernier blog sous le titre “Opérations extérieures”.
]]>Avant de rejoindre le Département d’État, Alec J. Ross fut l’une des chevilles ouvrières de la campagne électorale de Barack Obama, en charge notamment des liens avec les entreprises de la Silicon Valley.
Aujourd’hui, les réseaux sociaux sont devenus un instrument majeur de la diplomatie américaine. Les révolutions arabes des dernières semaines ont fait de Facebook et Twitter des instruments plus efficaces pour renverser les régimes que les milliers de G.I.’s envoyés jadis dans d’autres dictatures.
Les réseaux sociaux changent aujourd’hui nos relations avec les populations dans les pays du monde, indique Alec J. Ross. Auparavant, nos diplomates tiraient une grande partie de leurs informations sur les pays des rencontres qu’ils avaient avec les élites locales (les ministres du gouvernement, les dirigeants d’entreprises,… ). Désormais, nous pouvons écouter directement ce que dit la population sur les réseaux sociaux.
Les réseaux sociaux sont un formidable canal d’écoute. Mais aussi d’échange, affirme Alec J. Ross. « Nous avons lu toutes les critiques que les citoyens égyptiens émettaient sur les réseaux sociaux à l’encontre de la politique passée des États-Unis au Moyen-Orient. Ils reprochaient notre soutien à l’ancien président Moubarak. Hillary Clinton a participé à une conversation sur le site Internet Masrawy.com [ar], le premier portail Internet d’Égypte. La secrétaire d’État a répondu directement aux questions et critiques envoyés par les internautes sur les réseaux sociaux. Un nouveau rapport s’instaure grâce aux réseaux sociaux. »
Cliquer ici pour voir la vidéo.
Les États-Unis communiquent directement avec les protestataires en Iran, via Twitter, souligne par ailleurs Alec J. Ross.
Ne nous trompons toutefois pas : dans ce nouveau monde de sur-information et parfois d’hyper-transparence (Ndla: pensons à Wikileaks), la propagande n’a plus d’effet. Ce n’est pas Voice of America [en] ou Radio Free Europe [en], comme il y a plusieurs dizaines d’années. Les Iraniens disposent de beaucoup plus de sources d’information différentes que jadis les habitants des pays communistes, dans les années 60 ou 70. Ils ont accès à des dizaines de chaînes de télévision par satellite. Des centaines de blogs. Il est illusoire de penser que nous pourrions peser sur les événements en bombardant Twitter ou Facebook avec nos propres slogans. Aujourd’hui, le « push broadcasting » n’a plus rien d’efficace.
Évidemment, que Facebook, Youtube ou Twitter soient nés en Californie, renforce le poids des États-Unis sur ces nouveaux mondes de la diplomatie digitale.
Alec J. Ross assure que l’origine des réseaux sociaux sur lesquels ces conversations prennent place n’est pas l’aspect le plus déterminant. Cette origine n’a en fait pas d’effet.
« Le principe de la neutralité du Net est très importante, souligne-t-il. Il est même essentiel. Ce qui compte, c’est l’efficacité. Si les gens, dans un pays, interagissent sur un réseau social plus populaire, c’est très bien. Maktoob ou Mixi, en Jordanie ou au Japon, jouent exactement le même rôle que Facebook et Twitter. Lors d’un séjour en Afrique, le président Obama a interagi avec un réseau social sud-africain qui s’avérait être le plus efficace en raison de sa facilité d’utilisation sur les téléphones portables. Ces derniers sont le principal outil d’accès à Internet dans le continent. »
Les réseaux sociaux sont donc un phénomène réellement universel.
Le nouveau monde de la diplomatie digitale, que décrit le conseiller du State Department, reflète l’impact général des nouveaux outils sociaux sur la politique, l’économie et la société en général.
Nous ne sommes sans doute qu’au début. Internet suscite d’autres espoirs.
Pour que les révolutions soient un succès complet, il faudra que la démocratie ramène également la croissance économique. Là aussi, Internet jouera sans doute un rôle important.
Ainsi, en Tunisie, dans certaines villes où le chômage terrasse la population des moins de trente ans, l’espoir vient de la possibilité de pouvoir collaborer directement, dans le futur, avec des entreprises des pays développés à travers les réseaux numériques. Après tout, l’Inde a basé une partie de son développement économique fulgurant des quinze dernières années sur les nouvelles technologies et le travail à distance. D’aucuns espèrent qu’elle fera des émules.
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Billet initialement publié sur Entreprise Globale sous le titre « Rencontre avec Alec J. Ross, le conseiller “réseaux sociaux” d’Hillary Clinton »
Image Flickr CC Stéfan
]]>Mais il n’en a pas toujours été ainsi : durant l’intervention américaine en Irak, Paul Wolfowitz, alors secrétaire adjoint à la Défense, déclarait :
Les reportages mensongers et partiaux [d'Al Jazeera] ont pour effet de nourrir la violence contre nos troupes.
Donald Rumsfeld, secrétaire à la Défense allait même plus loin :
Ils tentent de manipuler l’opinion mondiale à leur avantage et à notre désavantage ; nous devons tout faire pour que la vérité se sache.
Richard Boucher, porte-parole du Département d’État, déclarait quant à lui lors d’une conférence de presse :
Nous avons exprimé nos réserves à propos de certaines choses que nous avons vues à l’antenne, de certains reportages incendiaires ou totalement mensongers.
Ce discours était d’ailleurs loin d’être le seul apanage de l’administration néo-conservatrice, mais se reflétait également au sein des médias. Le New York Daily News s’exclamait par exemple : “C’est l’une des armes les plus puissantes de l’arsenal de l’Axe islamique”. Même le sérieux New York Times y est allé de sa critique : Al Jazeera “confère insidieusement à ses actualités une teinte anti-israélienne et anti-américaine”, ajoutant que “ses reportages, profondément irresponsables renforcent les sentiments hostiles à l’Amérique dans la région.”
De son côté, la chaîne qatarie souhaite bien profiter de ce volte-face étasunien. Poursuivant sa stratégie de développement international, véritablement débutée en 2006 avec le lancement de sa version anglophone, Al Jazeera veut désormais passer à la vitesse supérieure. Après avoir mis en avant l’afflux de visiteurs américains venus suivre le direct de la chaîne en streaming, elle a lancé la campagne Demand Al Jazeera, qui vise à recueillir les requêtes des citoyens américaines et à les faire parvenir directement aux câblo-opérateurs.
Le 12 février, 33.000 mails auraient déjà été transférés aux entreprises concernées, dont 13.000 à Comcast, le plus important d’entre eux. Pour appuyer ce véritable lobbying, les internautes peuvent faire entendre leur voix par le biais de vidéos expliquant pourquoi ils désirent recevoir la chaîne. Si à ce jour Al Jazeera est toujours en pourparlers avec Time Warner, Cablevision et Comcast, elle continue d’innover et de se démarquer, comme le prouve la mise en place d’un Twitter dashboard, répercutant en temps réel les informations circulant sur le réseau de microblogging, ou encore l’annonce du lancement d’une nouvelle émission anglophone à paraître en mai, The Stream.
Si le concept reste encore assez flou, celle-ci compte également se servir des réseaux sociaux comme Facebook, YouTube, Twitter et Skype, dans une optique plus participative cette fois-ci, où les présentateurs animeraient assez simplement un débat entre internautes. Une autre initiative, peut être moins américano-centrée cette fois-ci, est le lancement de la version anglaise de sa chaîne pour enfant, Al Jazeera Children, prévu en 2012.
Si l’on ne peut catégoriquement prédire l’issue de ce lobbying intensif, il semblerait pourtant qu’il soit en bonne voie pour réussir et que ce ne soit plus qu’une affaire de temps, si tant est que la chaîne puisse maintenir la pression sur les câblo-opérateurs américains, l’actualité aidant. Si cela venait à se confirmer, pourrait-on pour autant parler de chamboulement de l’ordre informationnel global ? En un sens oui : pour la première fois, une chaîne non-occidentale accéderait à la reconnaissance mondiale et proposerait un flux d’informations accessible par le plus grand nombre tant en direction de l’Europe, chose déjà mise en place, que de l’Amérique du Nord.
Mais il faut tout de même relativiser : la chaîne anglophone, bien qu’également financée par l’émir du Qatar, le cheik Hamad bin Khalifa Al Thani, ne traite pas l’actualité de la même manière que sa chaîne-mère et propose une couverture journalistique des évènements beaucoup plus proche de celle de ses confrères occidentaux.
Pour autant, les premiers signes de fissure dans l’hégémonie médiatique américaine n’en sont pas moins réels, comme le faisait remarquer Hillary Clinton en annonçant que les États-Unis étaient en train de perdre la bataille de l’information. Le broadcasting américain, véritable outil historique de soft power transnational, se voit aujourd’hui concurrencé sur son sol même, et cette perte d’hégémonie peut devenir, à terme, problématique voire dangereuse pour la superpuissance, qui perd peu à peu le monopole linguistique et le monopole de l’image sur l’information.
Mais le succès d’Al Jazeera English aux États-Unis n’en est pas moins certain : la chaîne parviendra t-elle à garder l’attention du public lorsque les mouvements révolutionnaires dans le monde arabe s’essouffleront ? Pourra t-elle véritablement s’imposer comme chaîne d’information généraliste, même lorsqu’elle devra couvrir des évènements hors de sa zone géographie de prédilection ? Plus encore, réussira t-elle à trouver un juste milieu entre les demandes des téléspectateurs occidentaux et la promotion d’un certain agenda, ou préfèrera t-elle lisser son image, quitte à y perdre sa singularité ? Réussira t-elle à rester incontestablement la chaîne arabophone de référence face à la montée en puissance de certains concurrents déjà installés, ou en passe de le faire comme la future chaîne du prince saoudien Al Waleed ou la version arabophone de Sky News ?
L’ironie de l’histoire veut que les États-Unis se voient aujourd’hui ébranlés dans le domaine médiatique alors qu’ils comptaient user de celui-ci pour se créer une image plus reluisante dans le monde arabe, pour gagner “les cœurs et les esprits” pour reprendre la terminologie militaire (Hearts and Minds). L’exemple le plus probant de ce cuisant échec est celui de la chaîne publique arabophone Al Hurra, “la libre”, lancée en 2004 et transfusée à hauteur de 100 millions de dollars par an par le contribuable, et dont les effets sont pour le moins invisibles.
Il reste désormais à voir si cette implantation de la chaîne en territoire étasunien marquera le summum de la stratégie mondiale d’Al Jazeera, ou si elle ne sera que l’aboutissement d’une étape. Car après tout, Al Jazeera devrait toujours s’implanter dans les Balkans, et il s’est déjà murmuré qu’une version française pourrait bien apparaitre, avec pour objectif privilégié le Maghreb et l’Afrique francophone, voire, selon d’autres sources, une version espagnole, avec l’Amérique Latine en ligne de mire.
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Crédits photo : Flickr CC Abode of Chaos, Joi
]]>1. Mardi, dans Le Monde, un mystérieux groupe Marly attaque la « voix de la France » désormais « disparue », exécution en règle de la politique sarkozyenne:
A l’encontre des annonces claironnées depuis trois ans, l’Europe est impuissante, l’Afrique nous échappe, la Méditerranée nous boude, la Chine nous a domptés et Washington nous ignore ! Dans le même temps, nos avions Rafale et notre industrie nucléaire, loin des triomphes annoncés, restent sur l’étagère. Plus grave, la voix de la France a disparu dans le monde. Notre suivisme à l’égard des Etats-Unis déroute beaucoup de nos partenaires.
2. Jeudi, dans le Figaro, réplique d’un non moins mystérieux groupe Rostand qui fustige une « petite camarilla de frustrés » et défend les acquis de la « politique d’action » menée par le président:
Le traité de Lisbonne, la présidence française de l’Union européenne, les accords de défense avec l’Angleterre, la Géorgie sauvée de l’invasion et préservée dans son indépendance, les partenariats stratégiques avec l’Inde et le Brésil, les fondations d’un vaste espace commun avec la Russie, en Afrique la réconciliation avec le Rwanda, la refonte de nos accords de défense et le soutien déterminé à la démocratie ivoirienne, la fermeté lucide face à l’Iran, les initiatives à l’ONU sur le contrôle des armes ou les droits des homosexuels, pour ne citer que ceux-là.
3. Enfin, dimanche, dans Libération, l’énigmatique groupe Albert Camus livre une dernière salve, quelques heures avant l’annonce officielle du départ de Michèle Alliot-Marie du Quai d’Orsay, en tirant les leçons du naufrage arabe de la diplomatie française:
Nous constatons une nouvelle fois que notre pays, malgré ses références mécaniques aux droits de l’homme, éprouve les plus grandes difficultés à intégrer dans sa politique étrangère la défense de la démocratie, le soutien aux dissidents et à la transformation des régimes. Il semble paralysé par la peur du changement, obsédé par la volonté de maintenir le statu quo, la stabilité.
Sous-titrage : les premiers, proches du Parti socialiste, tirent à boulets rouges sur Nicolas Sarkozy. Les seconds, reprenant des éléments de langage entendus à l’Elysée, le défendent. Les derniers, se faisant l’écho des arguments d’un Dominique de Villepin, tentent une audacieuse passe-sautée pour préparer l’avenir. Avec la droite ou avec la gauche.
Au-delà des divergences de points de vue, ces trois interventions publiques ont ceci de particulier qu’elles dessinent précisément les forces et faiblesses de notre système actuel :
Il est d’ailleurs révélateur que la dernière tribune marquante sur le sujet ait été co-signée, l’été dernier dans Le Monde (6 juillet 2010), par Hubert Védrine (ministre PS des Affaires étrangères 1997-2002) et… Alain Juppé (ministre RPR des Affaires étrangères 1993-1995). Que disaient-ils, ensemble ? Que la diplomatie française s’appauvrit. En 25 ans, elle a perdu « 20% de ses moyens financiers ainsi qu’en personnels » :
Les économies ainsi réalisées sont marginales. En revanche, l’effet est dévastateur : l’instrument est sur le point d’être cassé, cela se voit dans le monde entier. Tous nos partenaires s’en rendent compte.
Ils avaient raison : l’effet est dévastateur. Nous sommes en train de le mesurer chaque jour un peu plus dans la litanie des révolutions de l’hiver. Incapables de comprendre le monde actuel, les politiques n’ont même plus la possibilité de se reposer sur une administration performante, innovante et anticipatrice.
Pourquoi ? La RGPP (révision générale des politiques publiques), qui taille chaque année dans les budgets et réduit le nombre de postes, fait figure de grande accusée. Puis viennent les hommes et leurs défauts. Faire de Boris Boillon (actuel ambassadeur à Tunis) la prométhéenne icône de la nouvelle politique arabe de la France était aussi risquée que futile. Il n’est ni plus mauvais, ni meilleur qu’un autre. Juste un peu plus jeune (41 ans) et maladroit que ses collègues rompus à toutes les manœuvres de couloir. Un coup de poker dans une partie d’échecs.
Alors l’espoir viendrait d’un Alain Juppé ou d’un Hubert Védrine, eux qui n’ont rien anticipé des mouvements actuels? Probablement pas. A moins que leur longue traversée du désert respective (canadien pour Juppé, dans un grand cabinet d’avocats d’affaires pour Védrine) n’ait eu pour effet de changer radicalement leur perception du monde et, du coup, de modifier leur grille d’analyse. Rien de tel dans leurs discours publics en tout cas.
Pourtant, le constat est clair :
Ce grand écart est en train d’exploser sous nos yeux. De Tunis jusqu’à Tripoli, chaque crise nous renvoie à nos paradoxes. Et nous restons muets, sourds et aveugles.
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Crédits photo: Flickr CC Propaganda Times, Alain Bachellier, uhrmacher-nr.1
]]>Début 2010, son allocution était intervenue juste après l’incident entre Google et la Chine. Cette fois-ci, Clinton a patiemment attendu l’issue – positive – des révoltes tunisienne et égyptienne pour s’exprimer. Plus intéressant encore, elle a commencé son discours par une allusion à l’extinction momentanée d’Internet par le régime de Moubarak, avec un sens aigu du storytelling: “Quelques minutes après minuit, le 28 janvier, l’Internet a disparu en Egypte”.
Très rapidement, elle a cité l’exemple iranien et convoqué la figure de Neda, cette jeune fille tuée pendant les manifestations consécutives à la réelection de Mahmoud Ahmadinejad, propulsée martyre de la “révolution verte” et visage de la contestation contre le régime des mollahs. Après avoir loué le pouvoir émancipateur du web et sa prégnance dans les soulèvements populaires aux quatre coins du monde il y a quelques mois, la tête de pont de la diplomatie américaine a tenu à replacer les événements arabes dans leur contexte:
Ce qui s’est passé en Egypte et en Iran [...] relève d’un schéma plus vaste que le seul Internet. Dans chacun de ces cas, les peuples ont manifesté parce qu’ils ressentaient de la frustration vis-à-vis de leur situation politique et économique. Ils se sont levés, ont marché, ont chanté, les autorités les ont traqués, bloqués, détenus. Internet n’a rien fait de tout cela. Les individus l’ont fait.
Sans remettre en cause le rôle de Facebook après les émeutes de Sidi Bouzid ou l’importance d’un canal “dégradé” dans une Egypte coupée du monde, ce constat peut sonner comme une lapalissade. Pourtant, il est tout sauf anodin. Dans l’après-Moubarak immédiat, Google et Facebook ont adopté une posture similaire, prenant soin de ne pas trop accentuer leur rôle dans des mouvements qui les dépassent très largement. Ainsi, la compagnie de Mark Zuckerberg a pris d’infinies précautions langagières pour ménager son implantation récente dans d’autres pays de la région. Après avoir opté pour le soft power systémique (voir l’image ci-dessous), Clinton a clairement changé de braquet, privilégiant “les gens”.
Les élans lyriques et autres voeux pieux évacués (“la liberté de s’assembler s’applique aussi dans le cyberespace”), Hillary Clinton a évoqué les trois défis que doit relever l’administration américaine, les “règles fondamentales qu’elle doit mettre au point pour se prémunir contre les méfaits”. En évoquant l’équilibre à trouver sur chaque aspect, elle a énuméré trois grands axes de réflexion, les deux premiers s’interpénetrant d’une façon relativement inquiétante:
Plus que jamais, la juxtaposition de tous ces désidératas montre l’étendue de la schizophrénie du gouvernement américain, dont le message sur le numérique est plus que jamais le suivant: “Faites ce que je dis, surtout pas ce que je fais”. En parlant de WikiLeaks, Clinton a tenu à rappeler que le Département d’Etat n’avait pas vivement critiqué le site “parce qu’il fait partie d’Internet”. Elle s’est bien gardée de mentionner une réalité trop souvent ignorée: si l’organisation d’Assange avait décidé de démanteler les dictatures en révélant leurs petits secrets, elle aurait été soutenue par le même Département d’Etat. Et aurait probablement goûté aux millions de dollars promis par l’administration aux prosélytes du web libre. Pour s’en convaincre, il suffit d’écouter Clinton chanter les louanges d’un “avocat vietnamien qui dénoncerait la corruption”. Celle des autres.
Mais il y a encore plus éloquent. Pendant que la Secrétaire d’Etat délivrait son discours, le Broadcasting Board of Governors (BBG) se réunissait pour discuter de cette “nouvelle ère digitale”. Agence “indépendante” chargée de coordonner le service public de Washington à l’international, le BBG administre par exemple Radio Free Europe ou Voice of America, ces samizdat distribués mis en place pendant la Deuxième Guerre Mondiale et remaniés pendant la Guerre Froide pour promouvoir la démocratie dans le bloc soviétique.
Dans son compte-rendu, le Broadcasting Board of Governors ne fait aucun mystère: les événements qui secouent les pays arabes “démontrent le pouvoir des médias sociaux”. Un animateur de la version en farsi de Radio Free Europe va même plus loin: “Sans Facebook, rien n’est possible aujourd’hui”. Placés sous l’autorité directe du Département d’Etat, ces instruments diplomatiques sont-ils en train de s’autonomiser, et de s’éloigner du discours officiel? Alors que les conseillers technophiles de Barack Obama s’écharpent pour faire émerger un consensus, tandis qu’Hillary Clinton cherche un équilibre précaire entre la carotte et le bâton, l’émergence d’une conscience numérique en Tunisie, en Egypte, en Iran, au Bahreïn, pourrait vite changer la donne.
Tandis que le Département d’Etat présente un “Internet ouvert” comme le Saint Graal d’une nouvelle civilisation en réseau, des entreprises 100% américaines profitent des marges d’un nouveau marché, celui de la surveillance. Pour ne pas céder de terrain à la concurrence étrangère, nombreuses sont celles – grosses et petites – qui décident de se plier aux normes locales pour préserver la paix des ménages. Narus, une petite boîte californienne, a vendu des solutions à l’Egypte pour renifler le trafic; Cisco, le géant de l’informatique, 7,7 milliards de dollars de chiffre d’affaires, présente des PowerPoint à ses employés pour leur expliquer le fonctionnement de la censure chinoise et comment s’impliquer dans le processus; et de l’autre côté du Great Firewall construit par Beijing, Google filtre toujours ses contenus au nom de la realpolitik.
Cerné par ses contradictions, le cyber-plan Marshall américain si critiqué par certains activistes pourrait faire long feu. Il y a quelques mois, le blogueur tunisien Sami Ben Gharbia tirait au bazooka sur la politique du State Department, en pointant du doigt les incohérences de l’administration:
Si les États-Unis et d’autres gouvernements occidentaux veulent soutenir la liberté sur Internet, ils devraient commencer par interdire l’exportation de produits de censure et d’autres logiciels de filtrage vers nos pays. Après tout, la plupart des outils utilisés pour museler notre liberté d’expression en ligne et pour suivre nos activités sur Internet sont conçus et vendus par des entreprises américaines et occidentales. Nos chers amis et défenseurs de la liberté d’expression américains devraient mettre plus de pression sur leur gouvernement pour mettre un terme à l’exportation de ce type d’outils à nos régimes au lieu de faire pression pour recevoir plus d’argent pour aider à construire (encore) un autre outil de contournement ou pour aider les dissidents à renverser leurs régimes.
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Crédits photo: Wordle, Flickr CC roberthuffstutter, roberthuffstutter
Très peu d’événements en lien avec le cyberespace disposent d’une réelle capacité à causer un choc global.
C’est le constat sans appel que dressent deux chercheurs britanniques dans un rapport de 120 pages (PDF) commandé par l’OCDE (Organisation de coopération et de développement économiques). Comme le rappelle avec sagacité le New York Times, on recense aujourd’hui pas moins de 270 ouvrages sur “la cyberguerre”, formule consacrée. Avant d’éplucher les quintaux de pages que représente cet imposant corpus, il était plus que temps de fourbir les armes théoriques pour comprendre – et dédramatiser – le “jour d’après” que nous promettent certains experts.
En renversant la boîte de pétri des laborantins de la cyberfin du monde, Peter Sommer, professeur à la London School of Economics, et Ian Brown, de l’Oxford Internet Institute, vont-ils également renverser la hype, remplaçant les mines affolées par une moue dubitative? La tâche s’annonce ardue: sur les douze derniers mois, le même New York Times a parlé 90 fois de cyberguerre en utilisant le mot “cyberwar”, (101 pour le Washington Post, et 240 pour le Wall Street Journal – même caché derrière un paywall).
Et les articles ne sont pas les seuls à se multiplier comme des petits pains. Aujourd’hui, les États-Unis disposent d’un Cyber Command et d’un “cybertsar” à la Maison-Blanche, Howard Schmidt; le Royaume-Uni possède un Office for Cyber Security and Information Assurance; l’Union européenne a l’ENISA, son agence dédiée mais esseulée; l’Estonie a hérité d’un Cooperative Cyber Defence Centre of Excellence après les incidents de 2007; l’OTAN réfléchit à son propre quartier général (que voudrait récupérer la Corée du Sud); et on ne compte plus les CERT, ces centres d’urgence chargés de répondre aussi vite que possible aux tentatives d’intrusion dans les systèmes d’information.
Le but de la commande de l’OCDE est clair: “Dans quelle mesure des dangers numériques peuvent-ils être aussi destructeurs que des pandémies mondiales ou la crise bancaire?” Pourtant, derrière ses atours prospectifs, l’étude britannique s’appuie sur des structures et des protocoles préexistants. Aussi ses deux auteurs identifient-ils les deux points cruciaux qui régentent l’analyse en vogue. D’un côté, la création du World Wide Web au début des années 90, qui a sensiblement modifié les usages en les fluidifiant. De l’autre, le tournant des années 2000, quand une bonne part (50%, avancent les chercheurs) du PIB des États occidentaux s’est mis à reposer sur les NTIC. Loin des préceptes de la nouvelle économie, ce second élément vise surtout à démontrer la porosité des systèmes gouvernementaux, qui prêtent de facto le flanc aux cyberattaques.
“Il y a cette espèce de compétition entre les auteurs, pour dire ‘mon histoire est plus effrayante que la tienne’”, regrette Peter Sommer. Avec son acolyte Brown, il préfère questionner la notion de persistance. Est-ce que les risques pointés par certains auteurs tels que le très médiatisé Richard Clarke, ancien conseiller à la sécurité de trois présidents américains successifs, sont vraiment des chausse-trappes dans lesquels nous sommes susceptibles de tomber à tout moment? Et pour y répondre, rien de mieux qu’un peu de dialectique issue de ce bon vieux Clausewitz, inventeur de la notion de “friction” et géniteur de la fameuse citation “la guerre n’est que la continuation de la politique par d’autres moyens”:
La plupart des cyberattaques seront ciblées et courtes dans le temps [...] Finalement, comme dans toutes les guerres, vous devez penser à la finalité: comme les analystes thermonucléaires pendant la Guerre froide, vous devez vous demander, que restera-t-il?
Plutôt que de répondre à cette épineuse question, les deux chercheurs dégonflent l’hystérie ambiante en énonçant une lapalissade qui arrache un sourire:
A une échelle moindre, si vous voulez que votre ennemi capitule – comment pourra-t-il le faire si vous avez coupé tous ses moyens de communication et son système de décision?
L’étude soulève un deuxième point, encore plus complexe et lourd de conséquences: celui de l’attribution. Il y a quelques jours, en prenant sa retraite, l’ancien chef du Mossad Meir Dagan a relancé le débat sur Stuxnet, en suggérant très fortement qu’il s’agissait d’une arme de conception israélienne, développée avec l’aide des États-Unis et de certains pays européens dont l’Allemagne. “L’Iran ne sera pas en mesure d’avoir l’arme nucléaire avant 2015”, se félicitait-il. Dans la foulée, le New York Times y allait de son affirmation, en titrant “le ver Stuxnet utilisé contre l’Iran a été testé en Israël”. Étayé, cet article n’en reste pas moins déclaratif, comme les allégations israéliennes. D’ailleurs, selon certains spécialistes, le régime des mollahs pourrait “fabriquer une bombe d’ici trois mois”.
Dans ces circonstances, la cyberguerre ressemble moins à une menace armée qu’à une forme moderne de soft power, un outil utilisé dans les administrations et les états-major pour influencer les rapports de force. Meir Dagan est par exemple un opposant notoire à une attaque militaire contre l’Iran. En annonçant fièrement le terrain (supposément) gagné grâce à Stuxnet, il peut servir la position qu’il défend.
Il existe aussi une raison technique à cette difficulté d’identification et d’attribution. “Les revendications d’attaques, par des groupes affiliés aux gouvernement chinois ou russe par exemple, peuvent être contrées en rappelant que leurs ordinateurs peuvent avoir été infiltrés par des tiers, ou qu’il s’agit de l’initiative de hackers patriotiques isolés”, peut-on lire dans l’étude. Aux yeux de ses auteurs, “l’attaque Stuxnet, qui visait apparemment les installations nucléaires iraniennes, pointent autant les difficultés que le futur”.
Mais l’identité de celui qui appuie sur le bouton n’est qu’une conséquence. Comme l’écrivent les chercheurs anglais, “L’un des avantages des armes cybernétiques sur les armes conventionnelles, c’est qu’il est beaucoup plus facile de créer une ambiguïté autour de l’individu qui lance l’attaque”. Pour Sommer et Brown, il faut étudier la cyberguerre à l’aune de son aïeule sans préfixe, pour déterminer sa portée:
Pour définir un acte de cyberguerre, il faut montrer qu’il était équivalent à une attaque hostile conventionnelle, dans son intensité, sa durée, son contexte [...] La première considération que nous devrions avoir, c’est la raison pour laquelle un État ou une entité voudrait partir en guerre. Dès lors que l’hostilité existe, il y a fort à parier que les pays ne se limitent pas à des armes conventionnelles. Les armes cybernétiques ne sont qu’un moyen additionnel de mener ces assauts.
Pour l’heure, de telles armes sont encore mal maîtrisées, comme l’attestent les dommages collatéraux du ver Stuxnet, encore lui. C’est peut-être la raison pour laquelle, en guise de conclusion, les deux experts considèrent une “cyberguerre pure” comme “improbable”. Dans un autre cas de figure, celui populaire des attaques par déni de service (DDoS), elles ne sont qu’une munition supplémentaire, sûrement pas le canon de l’arme. La faute à leur faible intensité et leur courte durée de vie. Et si finalement, la fameuse cyberguerre d’après-demain, celle qui mettra les pays à genoux, résidait dans ce déséquilibre? Avant d’imaginer les bombes informatiques, regardons d’abord exploser quelques petits pétards.
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]]>« Le mainstream est l’inverse de la contre-culture, de la subculture, des niches ; c’est pour beaucoup le contraire de l’art. » Si la culture de marché a longtemps été un objet d’étude illégitime (en France, en tout cas), le livre de Frédéric Martel, journaliste et universitaire, dessine, enfin, une cartographie des nouvelles guerres culturelles, mal connues, que se livrent pays dominants et pays émergents pour la conquête du « soft power ».
Une méthode qui repose sur plusieurs constats : « la mondialisation des contenus est un phénomène insuffisamment analysé » et « les stratégies, le marketing et la diffusion de produits culturels sont souvent plus intéressants que les contenus eux-mêmes, » écrit-il. L’auteur s’est ainsi livré à un travail de terrain de plusieurs années, sillonnant les capitales de l’entertainment comme New York ou Singapour, écoutant du Christian Rock à Nashville et visitant des plateaux de tournages dans le désert ou dans la jungle. Internet oblige, cet ouvrage interactif propose de retrouver l’équivalent de mille pages de notes, ainsi que des documents, sur un site dédié.
La culture mondialisée puise sa source aux États-Unis, la moitié de ce livre-somme est ainsi consacrée à la naissance du monopole américain de la « diversité standardisée », à son écosystème et au business du show-business.
L’auteur est ainsi allé à la rencontre des acteurs qui façonnent un paysage culturel américain dominé par Hollywood. Avant de s’imposer ailleurs, ce modèle s’est d’abord installé dans l’espace américain, depuis les années 1950 : « le drive-in fut l’une des matrices de la culture de masse américaine d’après-guerre, » explique t-il. Le passage du drive-in, dans la suburb, aux multiplexes dans les shopping-malls des exurbs, ou immenses centres urbains, symbolise bien ce développement de l’industrie du cinéma de masse. Le cinéma est aujourd’hui rentable moins grâce au tickets vendus que par les concessions de pop corn et de coca-cola, devenu son véritable modèle économique.
En passant par Disney, où la stratégie culturelle est axée sur le cross-over, l’auteur visite le Nouvel Hollywood où tout le monde est indépendant tout en restant attachés aux grands studios (« l’indépendance est une catégorie esthétique »). De son côté, le lobby de la Motion Pictures Association of America, premier ambassadeur culturel américain, veille aux intérêts d’Hollywood à l’étranger et fait aujourd’hui de la lutte contre le piratage sa priorité mondiale.
Mainstream décrit également comment l’Amérique dérive une partie de sa domination culturelle de son influence musicale : « la pop music n’est pas un mouvement historique, ce n’est pas un genre musical, on l’invente et on la réinvente constamment. » Detroit, berceau du Motown, a émergé grâce à une stratégie marketing cross-over : une musique noire faite pour les blancs, donc une musique populaire américaine. Dans ce paysage musical, la chaîne MTV a, ensuite, dans les années 1980, créé le lien manquant entre culture et marketing. Les universités sont un autre lieu d’expérimentation culturel et un « facteur d’explication déterminant de la domination croissante des industries créatives américaines. »
Le développement de la mass culture américaine a aussi entraîné dans son sillage un basculement de toute une profession, celle de critique culturel. L’auteur consacre d’ailleurs plusieurs pages éclairantes à l’excellente et atrabilaire critique cinéma du New Yorker, Pauline Kael (et à ses fans, les « paulettes »), star aux États-Unis et inconnue en France.
Cette « intellectuelle anti-intellectuelle » a en effet été la première à traiter sérieusement du cinéma populaire, dans un magazine pourtant élitiste. Viendra ensuite l’anglaise expatriée à New York Tina Brown, à l’origine du « celebrity journalism ». Oprah, la reine des médias, contribue également à brouiller la frontière entre High culture et Low culture avec son émission littéraire accessible à tous. Le nouveau critique, devenu par la force des choses trendsetter, médiateur de l’entertainement ou « consumer critic », contemple ainsi la fin de la hiérarchie culturelle.
« Le marché mainstream, souvent regardé avec suspicion en Europe comme ennemi de la création artistique, a acquis aux Etats-Unis une sorte d’intégrité parce qu’il est considéré comme le résultat des choix réels du public. »
S’éloignant ensuite des États-Unis, Mainstream s’intéresse à la guerre mondiale des contenus qui se traduit par des batailles régionales. Si l’on pense, par réflexe, aux promesses du marché chinois, la Chine avec sa censure et ses quotas n’est en réalité pas le géant escompté, Rupert Murdoch s’y est d’ailleurs cassé les dents. Selon Martel, India is the new China. En effet, « Les Indiens ont besoin des Américains pour faire contrepoids à la Chine et les Américains ont besoin de l’Inde pour réussir en Asie. »
Le revival de Bollywood qui a lieu depuis quelques années constitue en fait l’immense majorité du box-office indien qui connaît une très faible pénétration du cinéma américain. Les Américains n’ont d’autre choix désormais que de produire des films indiens en Inde, alors que celle-ci souhaite de son côté conquérir le monde. Mais les contenus locaux, tout en images et en musique qui font le succès de Bollywood ont pour l’instant du mal à se transformer en contenus globaux.
Sur la scène musicale, les flux culturels « pop » occupent en Asie une place prédominante, la musique américaine étant finalement moins présente qu’on ne l’imagine. L’enquête décrit ainsi la guerre que se livrent la pop japonaise (J-Pop) et coréenne (K-Pop) pour diffuser en Asie des cover songs et de la musique formatée dans différentes langues.
La guerre des contenus a aussi lieu sur le terrain de l’audiovisuel et des séries télévisées. L’exportation très lucrative et en pleine explosion des « dramas » coréens donne le « la » de la culture mondialisée asiatique. Boys over Flowers, immense succès de 2009 en Asie, est une sorte de Gossip Girl coréen sirupeux menée par quatre garçons pervers mais bien coiffés.
De l’autre côté du globe, les telenovelas brésiliennes sont celles qui ont le plus de succès : le Brésil étant un nouvel entrant dans le marché des échanges culturels internationaux, il exporte ses séries produites par le géant TV Globo, en Amérique Latine et en Europe centrale.
« Le marché international des telenovelas représente aujourd’hui une guerre culturelle entre la plupart des pays d’Amérique Latine et elle est mené par de puissants groupes médias. Le marché de la télévision est très local et les Américains s’en sortent le mieux, » explique Martel.
Dans les pays arabes, les « mousalsalets » ou feuilleton du ramadan sont des soap operas moraux qui peinent à se renouveler, alors que les séries syriennes, inspirées du modèle américain, décollent. Le conglomérat de médias panarabe Rotana, détenu par le Rupert Murodch du Moyen-Orient, le prince saoudien Al Waleed, a, de son côté, développé son vaste empire d’entertainement mainstream qui s’étend de Beyrouth au Caire.
Le livre se termine sur une note mitigée, en Europe, site d’une « culture anti-mainstream ». Il en ressort que « les Européens ne produisent que rarement de la culture mainstream européenne, » et que, malgré des cultures nationales fécondes, celles-ci ne s’exportent pas. Cette géopolitique actuelle de la culture et des medias n’est en tout cas pas favorable à l’Europe, qui voit sa culture commune s’affaiblir.
Ce travail au long cours mené par Frédéric Martel et ces regards croisés, glanés d’un bout à l’autre du globe, convergent vers une hypothèse : la montée de l’entertainment américain va de pair avec le renforcement des cultures nationales (c’est le cas avec la montée en puissance de pays comme le Brésil, l’Inde ou la Corée). L’enquête, dans sa conclusion, esquisse l’avènement d’un modèle dynamique de « capitalisme hip » :
« un nouveau capitalisme culturel avancé, à la fois concentré et décentralisé (..) les industries créatives n’étant plus des usines comme les studios à l’age d’or d’Hollywood mais des réseaux de productions constitués de centaines de milliers de PME et de start-up. »
De Hollywood à Dubaï, la mondialisation ainsi qu’Internet réorganisent tous les échanges : avec le basculement d’une culture de produits à une culture de services, la dématérialisation des contenus et l’économie immatérielle amplifient et renforcent ces mutations géopolitiques. Finalement, conclue le livre, « La grande nouveauté du XXIème siècle est la conjonction de ces deux phénomènes. »
Frédéric Martel, Mainstream, Flammarion, mars 2010, 460 p.
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> Article initialement publié sur Électron Libre
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[MAJ 03/04/2010] L’auteur du livre, Frédéric Martel, était reçu par Nicolas Demorand ce premier avril sur France Inter.
Cliquer ici pour voir la vidéo.
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Faillite de Lehman Brothers, de General Motors, Chrysler, nationalisation de AIG…
Inquiétude (bientôt panique après un long sommeil ?) chez les industries d’éditions qui devront s’adapter ou disparaitre au profit de nouveaux opérateurs.
La chaîne de production de contenus papier a du souci à se faire, c’est à dire : les industriels du papier, les éditeurs (presse et livres), les diffuseurs, les distributeurs, les libraires, les points de vente. Cela fait du monde.
D’un autre côté, on assiste ébahi à la montée irrésistible de Google qui met sur le marché une innovation par mois ou par semaine, tous les autres courent derrière.
J’hésite à citer cet autre exemple, mais je crois aux symboles et après tout le sport est une économie à part entière :
sur un mode mineur, mais symbolique GP Brawn, une écurie de F1 sauvée de la débâcle en début de saison, sans moyens, fait la nique aux Ferrari, Mac Laren, BMW. GP Brawn a gagné 4 des 6 premiers GP et a fait 2 doublés, cela ne s’est jamais vu depuis 50 ans.
Les modes de conception et les capacités d’adaptation aux règlements sont à l’origine de ce succès. Par ailleurs, les Grands Prix européens sont menacés.
De plus en plus les instances dirigeantes de la F1 se tournent vers les pays du Sud.
Quelque chose qui ressemble à une révolution est en marche. Le mouvement s’étend à tous les domaines et s’accélère.
Il ne s’agit de la révolution “mythologisée” par les nostalgiques de 1789 ou de 1917.
Mais une révolution de la civilisation dans laquelle le monde entier est engagé, sans qu’il y ait de points de repères fiables.
Référence
Ce qui ressemblerait le plus à cette mutation est la Renaissance européenne.
Les féodaux perdirent leur pouvoir et leur droits, les évêques furent contraints d’accepter un renouvellement complet des conceptions
religieuses et philosophiques.
Une classe apparut en Europe et allait s’imposer : la bourgeoisie.
Les états nationaux allaient naître.
La société mondiale
La société mondiale va se remodeler. Elle sera composée d’entités régionales puissantes EU, USA/CA, Amérique du Sud, Chine, Inde, Afrique qui va trouver sa voie.
La Turquie, l’Ukraine, le Maroc, la Tunisie, l’Algérie vont faire des choix qui les feront rejoindre les entités pré-citées.
Le grand point d’interrogation reste le Moyen-Orient où les tenants des cultures arabo-musulmannes sunnites et chiites, les chrétiens d’Orient, Israël et l’Iran se déchirent. Tout ce monde arrivera-t-il à s’entendre, se respecter et au bout du compte former un ensemble économique et culturel cohérent et pacifique ?
Il faut y croire et ce n’est peut-être pas si loin que cela.
Il existe aussi de grands dangers immédiats : l’Asie centrale, l’Afghanistan, le Pakistan.
Il ne faut pas non plus négliger l’impact que pourrait avoir les crispations locales, par exemple en Belgique une impossibilité pour les Wallons et les Flamands de continuer à vivre dans un même pays.
Au Royaume Uni, la tentation d’un repli insulaire en apparence protecteur. Dans le monde, il y a beaucoup de points de conflits : Cachemire, Tibet, Congo, Rwanda, Mexique etc…
Souvent défensifs (économies et identités menacées) ces conflits peuvent embraser une région, déséquilibrer un ensemble stable et de proche en proche ruiner les espoirs nés de la mondialisation positive.
Les substrats
Les points d’accord, de consensus de la mondialisation positive pourraient être définis de la façon suivante : libéralisme économique (avec modération régionale), adhésion aux droits universels (des personnes, des peuples, des religions), économie verte, diffusion et circulation libres des données numériques, accès aux sources brutes et aux originaux authentiques.
Internet est central dans cette affaire. Il peut devenir le lieu des manipulations les plus dangereuses ou celui des prises de conscience lucides et salutaires, j’allais dire salvatrices.
Dans ce domaine, les plus avancés des technophiles et les producteurs de contenu ont une grande responsabilité. L’enjeu est considérable.
La façon de penser et de représenter le monde change à une vitesse très élevée.
Les sorties de route sont possibles, probables. Locales ou régionales.
Des conflits peuvent éclater tant les intérêts des uns sont menacés par de nouveaux venus : nouveaux acteurs économiques, culturels, sociaux, intellectuels, spirituels même.
Autre danger : les peurs
La lutte contre les charlatanismes de tous poils, les exploitations des peurs, qu’elles soient justifiées ou irrationnelles, est prépondérante.
Une chose est sûre : cette “bataille” essentielle (au vrai sens du mot) aura lieu sur internet.
De la même façon qu’on ne décrète pas une révolution, il n’est pas possible d’en arrêter le cours.
Les contre-révolutions existent, les restaurations aussi.
Mais la révolution dont nous vivons les débuts a ceci de très particulier qu’elle est décentralisée et présente dans le monde entier.
Les nouvelles technologies en sont le puissant moteur, je peux me sentir en communauté de pensée avec un hindou de Calcutta, un musulman de Djakarta ou de Ouagadougou, un athée de Montréal, un catholique de Palerme, un protestant de Bâle ou de Boston.
Nous partageons les mêmes valeurs et les mêmes convictions fondamentales. A savoir un progrès de l’humanité fondée sur le respect, l’écoute et la volonté d’avancer dans un monde plus écologique, plus équitable.
Les principes idéaux
L’histoire nous montre que les révolutions dérivent souvent. Mais pas toujours. La chute de l’URSS ne s’est pas si tragiquement passé qu’on aurait pu le craindre. Sauf pour les Tchétchènes.
Ferons-nous des progrès dans ce domaine ?
Pour nourrir cet espoir, il faut que toutes les personnes (jadis on disait de bonne volonté) se sentent concernées. L’un des pièges est le radicalisme.
Il pourrait s’avérer nécessaire de circonscrire, aussi pacifiquement que possible, les incendies allumés par les fondamentalismes de tous bords (nourris des réactions négatives à la mondialisation).
Une révolution presque calme, pacifique, voilà qui serait vraiment nouveau et signe d’un vrai progrès de l’humanité.
Doux rêve, irréalisme, angélisme peut-être, mais peut-être pas. C’est à chacun d’en décider et d’oeuvrer dans le sens de l’intérêt du monde et de ses habitants (tous, nous).
Dominique Nugues est éditeur du Présent de Dieu, plus récent article : Obama et Dieu
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