Comptes bancaires bloqués, carte de crédits inutilisables. Sans aucune autorisation d’un juge. Le gel des avoirs est une mesure administrative, à la discrétion de la direction générale du Trésor, qui dépend du ministère de l’Économie et des Finances.
Par arrêté, la DG Trésor peut donc empêcher une personne physique (un individu) ou morale (une entreprise, une association…) d’avoir accès à ses fonds placés en banque. Sans que le ministre ne donne son accord, contrairement aux décrets.
Un médecin anesthésiste de l’hôpital d’Épinal en a récemment fait la douloureuse expérience. Le 27 avril, son nom est dans la liste parue au journal officiel : ses avoirs financiers sont bloqués pour ses liens supposés avec le groupe islamiste Forsane Alizza, dissout le 1er mars sur décision du ministre de l’intérieur d’alors, Claude Guéant.
Stupeur. Mohamed Lahmar lisait le site de Forsane Alizza, “un site d’information un peu plus sensibilisé sur la communauté” a-t-il expliqué à Owni. Il a rencontré à deux reprises Mohamed Achamlane, le leader du groupe. La première fois à Nantes mi-mars, chez lui pour discuter de la location d’une maison que le médecin possède dans la banlieue de Lyon. Mohamed Lahmar raconte aujourd’hui avoir voulu “aider un frère dans la nécessité”. Il devait lui louer la moitié de la villa à partir de 1er avril.
Cette première rencontre et une autre, à Lyon, valent à Mohamed Lahmar d’être entendu par la Direction centrale du renseignement intérieur (la DCRI ou FBI à la française) juste après l’arrestation très médiatisée et en grande pompe du chef de Forsane Alizza, le 30 mars 2012, au lendemain de l’affaire Merah. Mohamed Lahmar est entendu comme témoin, sans être inquiété. Aux enquêteurs de la DCRI, il raconte pendant un peu moins de quatre heures ses liens – distendus – avec Mohamed Achamlane. Il affirme qu’“aucune question, absolument aucune” portait sur le financement de Forsane Alizza. Les policiers l’interrogent sur sa villa, ses revenus… Rien qui ne laissait présager le gel de ses avoirs financiers à peine un mois plus tard.
La sanction, décidée par Bercy, intervient “au terme d’une procédure interministérielle”, nous a détaillé, par mail, la Direction Générale du Trésor, précisant :
Une part importante de ces éléments émanent en pratique du ministère de l’intérieur [dont dépendent les services de police et la DCRI, NDLR]”
Aucun ministère ne prévient Mohamed Lahmar. Il est averti par une autre personne dont le nom figure dans l’arrêté : Ismaïl Sekouri. Lui non plus ne faisait pas partie de Forsane Alizza. Lui aussi était lecteur du site, “par intérêt pour l’actualité cachée par les médias” que ce site relevait, nous explique-t-il. Il a rencontré le groupe lors de son ultime coup d’éclat public, peu après l’annonce de sa dissolution. Les membres de Forsane Alizza avaient manifesté à Paris, près de la rue Jean-Pierre Timbaud (11e arrondissement). Ismaïl Sekouri raconte être ensuite resté en contact, principalement par téléphone, avec Mohamed Achamlane aussi connu sous le nom d’Abou Hamza.
Dans l’arrêté, il est décrit comme “l’émir parisien” du groupe. “J’aimerais bien qu’on m’explique ce que ça signifie” lance-t-il, ironique et grave. Lui n’a jamais été approché par les enquêteurs de la DCRI. A peine se souvient-il d’une étrange visite à son domicile, fin février. En sortant de chez lui, il tombe sur des hommes en civil dans le sas d’entrée de son immeuble. Ils affirment venir vérifier des noms et des adresses, “des questions d’immigration” invoquent-ils. Leurs très rapides coups d’œil sur les boites aux lettres font naître des doutes chez Ismaï Sekouri. C’est le seul épisode un peu louche qui lui vienne en tête entre sa rencontre avec le leader de Forsane Alizza et son arrestation.
Lahmar et Ismaïl Sekouri n’appartenaient pas au premier cercle de Forsane Alizza. Ils en étaient même très éloignés. Mais le couperet financier est tombé. Ils l’ont contesté. D’abord par un référé suspension déposé le 7 mai, rejeté quelques jours plus tard sans que les parties n’aient été convoquées [Voir le jugement]. L’urgence, critère nécessaire pour l’examen de ce genre de demande, n’était pas caractérisée selon le juge Rouvière, du tribunal administratif de Paris.
Un second référé suspension est déposé le 4 juillet. A l’audience, le 31 juillet, le ministère de l’Economie et des Finances n’est pas représenté. Dans le mémoire adressé au tribunal administratif, et dont Owni a eu connaissance, justification sibylline est apportée :
Même si les requérants contestent avoir commis ou tenté de commettre des actes de terrorisme, les avoir facilités ou y avoir participé, l’administration dispose d’éléments permettant d’établir ces faits. C’est sur cette base que l’arrêté contesté a été pris.
Ces “éléments” ne sont pas précisés, à la grande surprise et au désarroi plus grand encore des demandeurs et de leur avocat, Me Philippe Missamou. Rien n‘indique pourquoi leurs avoirs ont été gelés. Selon la direction générale du Trésor, “le ministère de la Justice est systématiquement consulté dans le cadre de la procédure [de gel des avoirs] de façon à ce qu’un lien soit éventuellement établi par ses soins avec des procédures judiciaires en cours.”
Une nouvelle fois, le tribunal administratif déboute Ismaïl Sekouri et Mohamed Lahmar arguant que le dégel partiel de leurs avoirs pour couvrir les dépenses courantes ne permet pas de caractériser l’urgence [Voir le jugement rendu]. Mohamed Lahmar a obtenu le versement à ses enfants et son ex-femme de leurs pensions. Il touche aussi 475 euros par mois en liquide, et doit justifier tous ses achats. Baguette de pain comprise. Rien qui n’empêche “une situation d’impécuniosité grave” selon Me Philippe Missamou.
L’incompréhension de Mohamed Lahmar a laissé place à de la colère :
Je ne voulais pas de ce buzz médiatique, mais c’est une injustice. J’en viens à penser que tout musulman est suspecté de terrorisme. Je passe mes journées à soigner, à empêcher la douleur des autres, c’est ça le terrorisme ?
48 personnes et groupes ont vu leurs avoirs gelés en France métropolitaine pour financement du terrorisme. Parmi eux, une immense majorité de membres et de personnes proches de Forsane Alizza. Selon la liste des personnes soumises au gel des avoirs financiers, publiée sur le site de la direction générale du Trésor, 35 personnes de Forsane Alizza sont sous le coup de ces sanctions : tous les membres de l’association dissoute, mais aussi des individus estimés – de façon discrétionnaire – proches, comme Mohamed Lahmar et Ismaïl Sekouri.
Le 14 juillet, les avoirs d’Emilie K. avaient aussi été gelés, en raison de son “soutien actif à Forsane Alizza” et de son projet “de se rendre prochainement dans une zone de combat à l’étranger afin d’y mener le jihad armé”. Une décision aux effets secondaires très indésirables, selon un juge du pôle antiterroriste cité par Le Parisien :
A chaque fois qu’un arrêté est publié au [Journal Officiel], le nom de la cible est rendu public. L’intéressé sait donc, avant même d’être convoqué par un magistrat, qu’il est dans le collimateur de la justice. C’est aberrant. On voudrait torpiller une enquête que l’on ne s’y prendrait pas autrement.
La juge du pôle chargée du volet terroriste de l’enquête sur Forsane Alizza, Nathalie Poux, n’a pas souhaité répondre à nos questions sur les mécanismes de sanction. De même que la direction générale du Trésor qui, sur ces cas précis, ne souhaite faire “aucun commentaire particulier si ce n’est qu’il s’agit d’une disposition législative datant de 2006 qu’il a fallu mettre en place”. Depuis un arrêté du 27 juillet renouvelant des sanctions plus anciennes, 131 personnes et groupes terroristes sous le coup de sanctions financières en Outre-Mer. Sur ce cas aussi, Bercy se mure aussi dans le silence.