Un écureuil pris au piège de la culture visuelle
“Arrêt sur images” ne s’est pas arrêté sur la photo de l’écureuil du lac Minnewanka, qui a couru sur tous les écrans du monde. A quoi bon? Un cliché amusant est-il digne du travail que les experts en décryptage réservent aux images sérieuses de l’actualité? Et pour dire quoi? Mieux vaut abandonner ce matériau [...]
“Arrêt sur images” ne s’est pas arrêté sur la photo de l’écureuil du lac Minnewanka, qui a couru sur tous les écrans du monde. A quoi bon? Un cliché amusant est-il digne du travail que les experts en décryptage réservent aux images sérieuses de l’actualité? Et pour dire quoi? Mieux vaut abandonner ce matériau trop élémentaire à des organes moins spécialisés.
Et pourtant le “portrait de l’écureuil” a beaucoup à dire sur notre culture visuelle – à commencer par le fait que nul, face à une telle image, ne sache comment aller au-delà de l’anecdote visible à l’oeil nu: une photo de vacances au retardateur, un écureuil qui passait par là , un coup de chance – et voilà ! Culture sauvage, largement partagée, mais acquise en contrebande, sur le canapé du salon plutôt que sur les bancs de l’école, la culture visuelle est d’abord une culture que ses usagers eux-mêmes ne reconnaissent pas comme telle. Quoiqu’ils en identifient avec beaucoup de sûreté les ressorts, ils ignorent sur quoi ils reposent et ce qui en fait l’histoire.
Réalisée le 7 août, postée puis sélectionnée sur le site du National Geographic le 9, la photo de Melissa et Jackson Brandts est reprise sur plusieurs blogs puis par le Daily Mail le 12 août. L’image est si charmante, si drôle, qu’elle fait très vite le tour des rédactions et du web. Le 17, l’écureuil accède au rang d’icône en étant transformé en incrustation par l’intermédiaire du squirrelizer, qui permet de l’insérer sur n’importe quelle image en ligne.
Si cette image attire l’Å“il, c’est pour deux raisons. La première est son identification comme appartenant au registre de l’instantané d’occasion. A la suite de Michel Frizot, spécialiste de Marey et de la chronophotographie, on a longtemps confondu ce genre avec le simple paramètre de la réduction du temps de pose. Mais les exercices loufoques auxquels se livrent les photographes de la fin des années 1880 sont bel et bien l’expression d’une recherche formelle. Pour produire un des ces “tours de force” photographique, inutile de figer un bouquet de fleurs ou une église au 1/100 de seconde. L’astuce consiste à choisir avec soin un sujet dont l’enregistrement attestera par lui-même de la vitesse de la prise de vue: saut, chute, plongeon, explosions, trains en marche, courses de voitures, cavalcades, etc.
Ce nouvel exercice autolégitimant de la photographie est l’un des plus puissants agents de la compréhension moderne du médium comme garant de la vérité. A l’opposé de la composition picturale, soigneusement préparée, il se conçoit sur le mode de la cueillette et de la bonne fortune. Le meilleur photographe est celui qui saura appuyer sur le bouton au bon moment, pour capter le spectacle passager d’une circonstance imprévue. Dans cette économie, plus grande est la part de hasard, plus important l’intérêt suscité par l’image.
La réception du “portrait de l’écureuil” l’apparente pleinement à ce genre, avec une variation cocasse, qui fait se rencontrer dans le même espace le régime traditionnel de la pose et l’aléa sur le vif. L’utilisation du retardateur, souligné par la plupart des comptes rendus, est l’élément qui le hisse aux premières places de cette esthétique de l’accident. (Le dispositif est en réalité un peu plus tortueux, comme le précisent les auteurs dans une interview au Today Show. Ils ont utilisé simultanément une télécommande avec le retardateur, la première actionnant le second). La modification automatique de la mise au point sur le sujet le plus proche par l’autofocus parachève cette composition que seule la machine pouvait créer.
Mais il existe une seconde clé de lecture: la contradiction entre deux régimes visuels opposés. Issue du portrait peint, la convention de la pose, avec son regard fermement planté dans la direction du spectateur, s’est installée dès la période daguerrienne parmi les codes de la photographie. Ce n’est qu’avec l’apparition du cinématographe que se répand la convention documentaire qui prohibe ce qu’on appellera le “regard-caméra”.
Sur l’une des plus anciennes séquences animées, la célèbre “Entrée du train en gare de La Ciotat” filmée par les frères Lumière en 1895, on voit que les acteurs improvisés évitent consciencieusement de regarder l’appareil étrange planté au beau milieu du quai. C’est l’indication la plus sûre que cette séquence a été préparée et dirigée. Dès les débuts du spectacle cinématographique, l’idée s’impose que le camouflage du dispositif est la condition de l’illusion naturaliste.
D’où vient cette convention? Michael Fried fait remonter à la peinture du milieu du XVIIIe siècle la manifestation d’un “absorbement” qui nie implicitement la présence du spectateur (La Place du spectateur, Gallimard, 1980). Mais cette convention est probablement aussi ancienne que la peinture d’histoire, qui montre couramment une scène conforme à la théorie du “quatrième mur” du théâtre naturaliste – autrement dit la représentation d’un événement qui se déroule comme si personne n’était là pour le voir (voir ci-contre).
Cette convention n’est autre que celle qui fonde le récit de fiction, où elle prend la forme de l’effacement des marqueurs de l’énonciation. Il est intéressant de noter que c’est précisément en raison du réalisme du genre que le portrait individuel, dès la Renaissance, invente cette façon de révéler la présence du dispositif par l’échange du regard du modèle avec le peintre. Et que c’est en vertu du même impératif de vraisemblance que le cinéma (ou l’instantané d’actualité) réimporte la convention inverse de la peinture d’histoire, dépoussiérée par le contexte de l’enregistrement argentique.
Comme les piles, les conventions s’usent et doivent se renouveler pour retrouver leur efficacité. Désormais perçue comme théâtrale et affectée, la pose s’absente du plus en plus de nos albums photographiques, au profit d’un “naturel” non moins codé. «Fais comme si je n’étais pas là » est l’injonction qui a remplacé le «petit oiseau va sortir» des portraits d’atelier – qui, en signalant le début de l’opération, permettait de prendre au bon moment la mine de circonstance.
Contrairement aux deux touristes immobilisés dans l’attente du déclic par conformité à la règle de la pose, l’écureuil surgi pendant la prise de vue délivre un vrai regard-caméra – le même que celui que peuvent avoir les enfants ou les passants non prévenus à l’occasion d’un micro-trottoir. Un regard ingénu qui brise toute convention, d’autant plus comique de se trouver mis en balance avec le protocole du portrait.
Selon l’expression convenue, une image vaut mille mots. La description des références convoquées pour apprécier cette photo est infiniment plus longue que leur mobilisation – dont la rapidité même indique à quel point elles nous sont familières. C’est pourtant un regard éminemment culturel qui a pris au piège le rongeur du lac Minnewanka.
Article initialement publié sur Recherche en histoire visuelle / Mis à jour sur Mediapart
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