Instaurer un débat critique à l’intérieur de l’islam

Le 25 mars 2011

Tarik Ramadan revient sur la place des musulmans dans les sociétés occidentales : sortir d'une posture victimaire, créer un contre-discours, faire bloc contre l'extrémisme. Éclairage du professeur d'études islamiques à Oxford, loin de toute polémique.

Vous avez rejoint le premier Appel « L’islam bafoué par les terroristes » puis le deuxième « Musulmans citoyens pour les droits des femmes ». Pourquoi ?

Tout d’abord, ce sont des positions que je défends depuis des années. En 1997, lors des attentats du Caire, j’avais affirmé publiquement que le terrorisme trahissait les principes de l’islam. Et votre premier Appel contre la violence et le terrorisme le réaffirmait. Idem pour le second. J’écris depuis 25 ans, année après année, livre après livre, qu’il faut, dans le monde musulman mais pas seulement, de sérieuses réformes concernant le statut des femmes pour aller vers l’autonomie et la fin des discriminations inacceptables.

Cet Appel doit être entendu. Contrairement à ce qu’on laisse entendre, il n’est pas seulement représentatif de ceux qui le signent, mais d’une grande majorité silencieuse de musulmans. Ce texte leur donne une voix, une présence. C’est fondamental.

Des musulmans ont refusé de signer. Argument souvent évoqué : cette démarche donne l’impression de se justifier…

Je comprends la logique de l’argument, mais j’en conteste la substance. Ne pas vouloir exposer sa pensée clairement, par la crainte de verser dans la justification, revient encore et toujours à se positionner par rapport à la perception de l’autre.

Ces deux Appels signifient qu’aujourd’hui, des musulmans, sujets de leur histoire, construisent leur propre discours et le rendent audible.

Les musulmans doivent se positionner à travers un discours affirmatif, déterminé et clair.

Il ne faut plus systématiquement se demander si cette démarche sera perçue comme de la justification vis à vis d’autrui, ou comme l’expression d’un malaise. Nous ne répondons à personne, mais sommes entrain d’affirmer des principes que nous considérons comme inaliénables.

Nos Appels défendent le fait de passer d’un statut d’objets à celui d’acteur…

Il faut cesser d’être les objets de la perception d’autrui pour devenir les sujets de sa propre histoire : des acteurs de la société qui contribuent à un meilleur avenir. Il faut s’engager dans tous les débats en évitant la position de victime et, surtout, ne jamais se positionner en tant que minoritaire, mais en tant que citoyen. Par exemple, l’Appel sur la question des femmes, tout en étant porté par des voix de citoyens musulmans, expose des valeurs qui doivent être mieux respectées par toute la société.

Vous avez plaidé, dans un essai, pour un féminisme musulman. Pourquoi pas un féminisme classique, également porté par des musulmanes ?

Ces deux positions ne sont pas exclusives, et donc pas opposées. Dans mon livre, les musulmans d’Occident et l’avenir de l’islam, j’aborde l’émergence d’un féminisme musulman.

Les luttes féministes, comme sociales, ont toujours une origine, un référent culturel (ou religieux). Elles viennent d’une société donnée.

C’est pourquoi j’appelle à l’émergence de voix féminines qui, à l’intérieur de l’islam, parcourent le chemin de la tradition pour en contester certaines lectures et produire un féminisme musulman.

Sans pour autant être isolé, particulier, ou distinct des revendications du féminisme de tradition occidentale… Il y a des domaines où l’on se retrouve complètement.

Les questions portées par votre Appel, comme l’accès à l’emploi, l’autonomie dans le mariage ou l’égalité salariale ne sont pas des combats islamico-islamiques. Les revendications peuvent provenir d’une pensée développée à partir d’une autre tradition, et se retrouver dans la lutte plus globale pour l’émancipation. Il faut agir contre les discriminations et les asservissements à partir, aussi, de ses référents d’appartenance.

Les femmes ont souvent été les perdantes des révolutions du point de vue de l’évolution de leurs droits. Dans l’issue des révolutions populaires arabes, comment voyez-vous cette question ?

D’abord, il faut dire qu’aussi bien en Tunisie, en Égypte, à Bahreïn, ou encore au Yémen, les femmes sont dans ces processus de révolutions populaires. Elles les portent. Il faut saluer et encourager cette position. Maintenant, comme dans toute révolution, des espérances et des risques demeurent. Notamment, celui de se retrouver face à un repli conservateur où les droits des femmes reculeraient.

Il faut se rendre compte que, non seulement, ces révolutions ne sont pas gagnées d’un point de vue global, mais qu’il faut être vigilant et accompagner les processus d’autonomisation des femmes.

La situation actuelle dans ces pays est le miroir révélateur d’un discours occidental sur le monde arabe : soit les islamistes, soit les dictateurs.

Et tout à coup, des hommes et des femmes descendent dans la rue, se battent pour des valeurs que l’on défend et chérit, ici. Un autre type de discours émerge, pour se rassurer, affirmant que « ces mobilisations n’ont rien avoir avec l’islam ». Mais attendez, ces femmes et hommes, sont majoritairement musulmans ! Quand ils demandent la liberté, ils ne le font pas contre l’islam. Au contraire, ils nomment certaines valeurs de leur propre compréhension de l’islam.

Regardons aussi ces révolutions comme l’expression de citoyens qui, sans renier leur appartenance majoritairement musulmane, demandent, au fond, les mêmes principes que beaucoup d’autres.

Marine Le Pen a décidé de placer le « danger musulman » au cœur de la propagande du Front National. Une stratégie qui semble efficace. Comment l’expliquez-vous ?

Par les mêmes raisons qui, dans les autres pays européens, voient l’émergence de tendances populistes : l’échec ou l’absence d’une vision sociale. En France, le manque de projet social de la gauche, l’échec du Président actuel, et l’absence de vraies réponses après les émeutes de banlieues, ont mis au centre du débat les slogans populistes. Un débat sur l’identité nationale, puis sur l’islam. On s’aperçoit qu’on a utilisé le mauvais mot, donc, on le nomme « débat sur la laïcité ». Le parti au pouvoir a accepté de normaliser les thèses populistes établies selon quatre caractéristiques :

  • La première, des réponses simplistes à des questions complexes.
  • La deuxième, un mode binaire de la pensée. Il y a « nous » et « eux ». Dans « nous », les Français de « souche » et dans « eux », les « pas encore vraiment Français ».
  • La troisième, que j’appelle la politique émotionnelle, entretient la peur pour gagner des voix électorales, faute de politiques sociales.
  • Et la quatrième, le discours victimaire, avec deux axes. La rengaine de Marine Le Pen : « personne ne nous aime dans la classe politique, nous sommes attaqués de toutes parts ». Et « les Français sont victimes de ces immigrants qui viennent nous coloniser ».

Ces quatre caractéristiques sont entrées au centre du débat. Ainsi, elles ont été normalisées. C’est la conséquence de la pauvreté, de l’indigence du débat politique français. Dans l’histoire récente de l’Europe, ce n’est pas une première. En Suisse, l’UDC mène la danse à coup de slogans xénophobes. Très proche de Marine Le Pen, il est devenu le premier parti du pays, avec des scores autour de 29%. En France, les sondages donnent aujourd’hui le FN à 23%.

Face à cette montée de l’extrême droite, le Président Sarkozy donne la pire réponse : il critique le FN, tout en produisant exactement le même discours. En fait, Marine Le Pen a raison quand elle dit « continuez comme ça, je vais faire 27% ». La classe politique n’a pas de propositions valables pour contrer le Front National.

Donc de vraies problématiques existent mais demeurent très peu traités ?

Nul ne peut nier que certaines des questions posées sont réelles. C’est la manière qui est en cause. Par exemple, les prières dans la rue, le vendredi, sont un problème. Il faudrait s’interroger sur la situation et la place des lieux de cultes autonomes et indépendants en France, au lieu de transformer la problématique en peur de type « les musulmans nous envahissent ».

La force des populistes, c’est de prendre des anecdotes vraies, des situations potentiellement existantes, et de construire dessus un discours de la peur, à la fois simpliste et mobilisateur.

L’islamophobie n’est plus l’apanage originel de la droite. Certaines franges de la gauche dérivent et s’y retrouvent en exaltant quelques-uns de leurs grands combats. Par exemple, comment passe-t-on d’une défense de la laïcité à Riposte Laïque ?

C’est le même mécanisme que l’extrême droite. On part de questions réelles que l’on transforme en idéologie émotionnelle, permettant de stigmatiser une population. Riposte Laïque est un regroupement de dogmatiques. Leur vision du pluralisme est unique. Pour eux, la seule façon d’être dans la diversité, c’est de l’être à leur façon. D’où la stigmatisation et le racisme institutionnel.

L’instrumentalisation et le harcèlement politico-médiatique poussent les musulmans à s’afficher comme un bloc commun. Jusqu’à être dans des solidarités absurdes. L’immense majorité des musulmans rejettent le voile intégral, mais font tout de même bloc.

C’est aussi une stratégie ! Quand vous avez en face de vous des populistes qui, régulièrement, utilisent des signes et des symboles pour vous stigmatiser, cela aboutit à un front commun de résistance. Finalement, toutes vos capacités à participer et gérer le débat sont noyées dans la nécessité première de s’opposer à l’attaque. Donc, on s’unifie « contre », en oubliant la diversité et la richesse qu’il y a « entre ».

C’est un réflexe naturel de défense mais qu’il faudrait éviter. Nous ne pouvons en rester à un discours « contre ». Il ne faut pas une union réactionnelle, mais instaurer un débat critique, interne et constructif, malgré l’atmosphère générale qui pousse à se refermer. Nous devons gérer la diversité à l’intérieur de l’islam pour construire quelque chose de positif.

Comment déconstruire le cliché du « musulman modéré » qui accrédite implicitement la thèse des fondamentalistes en laissant entendre que l’islam est un extrémisme ?

Dans un article publié aux États-Unis, « Bons musulmans, mauvais musulmans » [en], je démontre finalement que le « modéré » est une figure socialement et politiquement construite. Le musulman « modéré» convient à celui qui le désigne. A la limite, c’est celui qui n’a pas d’opinion politique. Cette construction signifie que l’islam, intrinsèquement, mènerait à la radicalité et au soutien à la violence. Pour cette raison, il est important que les musulmans se réapproprient la façon dont ils sont présentés. C’est à eux, finalement, que revient cette responsabilité.

Au fond, le réformisme est le courant dominant qui traverse cette religion. Maintenant, aux musulmans d’utiliser le bon vocabulaire et de déterminer les définitions. Quand vous êtes sujets de votre histoire, vous êtes sujets de votre discours. Il appartient aux intellectuels et leaders d’opinions musulmans de produire un autre discours. Ces dernières années, nous évoluons dans ce sens.

Est-ce que l’émergence d’un islam d’Occident serait un antidote au fondamentalisme?

Il n’y a qu’un seul islam du point de vue des principes fondateurs. Tout le monde est d’accord. En même temps, je dis qu’un islam occidental existe, du fait de l’adaptation culturelle. Comme il y a un islam américain qui, tout en conservant des principes de pratiques universelles, s’est acculturé à la société américaine.

L’universalité de l’islam tient justement de cette capacité à maintenir des principes communs dans des cultures diversifiées. Aujourd’hui, avec ces évolutions, la question est de savoir comment résister à des lectures littéralistes et aux enfermements.

Votre réponse?

Le meilleur moyen, c’est de rester fidèle à une tradition en l’adaptant à sa culture et sa société. Sans aucun complexe. Le bien-être passe par la culture. La fidélité et le bien-être sont les meilleures armes contre la radicalisation. Une compréhension réduite de la fidélité et un malaise dans sa culture emmènent vers un islam de l’opposition.

Il faut savoir éduquer les hommes et les femmes à être fidèles aux principes, bien dans leur culture et sereins dans leur être et leur environnement. Le sentiment d’appartenance à sa société est une dimension fondamentale pour participer à son évolution. C’est que j’appelle le passage à la post-intégration. C’est l’ère de la contribution.

Sous le vocable d’islamisme, on range le terrorisme comme l’islam politique. Comment expliquez-vous cet amalgame ?

L’islam politique présenté comme un tout monolithique est une aberration. Cela n’existe que dans le fantasme de certains intellectuels. Quand vous avez à la tête de l’État saoudien des gens qui disent « en islam il n’y a pas d’élections et pas de démocratie », c’est une position idéologique. Mais nos États n’ont aucune scrupule, ni aucune crainte à discuter avec cet islam politique saoudien. En fait, celui que l’on n’aime pas, c’est l’islam politique qui nous résiste : nos États les mettent donc tous dans un même paquet. Or, une vraie diversité existe. Cette simplification est révélatrice d’un discours très inculte en Occident ; même si le manque de clarté des courants islamistes alimente cette confusion.

Le péril islamiste post révolution arabe est-il une réalité ou une projection des peurs d’ici ?

Effectivement, il y a beaucoup de fantasmes, mais aussi une façon d’éviter d’affronter ses contradictions. Parce que, pendant trente ans, on a soutenu des dictatures immondes. Dans cette crainte, il y a aussi le refus de voir dans les peuples arabes la capacité d’aller vers la démocratie.

Et je remarque que toutes ces révolutions se sont faites sans que ces peuples ne produisent de discours anti-européen ou anti-américain…

Article initialement publié sur Respect Mag sous le titre : Tarik Ramadan “Résister à tous les enfermements”

Crédit Photo FlickR CC : anw.fr / Phil Beard /srizki

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